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bâtisses nouvelles, connu de tous, salué par tous et rendant leur salut à tous, appelant par leur nom, — comme il l’avait fait dès le jour de son entrée solennelle, — tous les passans, citadins ou soldats, et sachant, (quoi de plus flatteur pour un homme d’armes ? ) non seulement le nom de l’homme, mais le nom du cheval. En outre, libéral, généreux, tenant table et maison ouverte ; pendant qu’il dîne, le premier venu peut l’aborder ; courtois, bonhomme, d’une patience inlassable, il écoute les longues histoires de misère et accueille les continuelles demandes de secours. C’est en quoi peut-être il manque au machiavélisme : il se livre trop, se donne trop ou se prête trop, il ne se méfie pas assez. Dans son ascension au trône ducal et dans l’exercice de son principat, il est du reste puissamment aidé par sa femme, Bianca Maria Visconti, qu’il a épousée à quarante ans, elle n’en ayant que dix-sept : « Grande, bien faite, majestueuse, gaie opportunément avec un doux et chaste rire, mais de gravité révérende, » écrit un ancien auteur[1]. Il l’associe à son gouvernement, et elle s’associe à ses travaux guerriers. Si elle ne vit pas au camp, parmi les soldats, c’est pour sa réputation, par peur des mauvaises langues. Mais elle n’a point d’autre peur. Tandis que son mari est occupé ailleurs, elle va seule, en tête des troupes, se faire rendre les châteaux perdus. Quand son mari se décourage, elle le réconforte, elle le conseille, elle lui montre où il doit mettre le canon : « Ma femme, dit-il, vaut toute une armée. » Au besoin, elle prouve la force de son bras, comme à Crémone, où elle tue d’un coup de lance dans la bouche un Vénitien qui du haut d’un pont criait « Marco ! Marco ! » Elle est pour tous « la valorosa donna, » — et il y a, dans l’expression ou dans le rythme de la phrase, on ne sait quoi de poétique, de lyrique ou d’épique, — « a cavallo in fra li armati. » Mais elle sait se faire aimer et donner du cœur aux irrésolus : il lui suffit de se faire voir et de se faire entendre. Jamais elle n’oublie, et elle en tire une part de la confiance qui l’anime et dont elle anime les autres, qu’elle est fille de Visconti. Elle est habile et constante. Au plus dur du siège de Milan, lorsque les habitans se voient réduits à cette extrémité que le blé coûte soixante ducats le muid, Bianca Maria remplit la ville d’émissaires et de lettres secrètes : « Bienheureux, promet-elle aux affamés, si vous nous appelez, moi et mon mari : plus que pour

  1. Joanne Sabadino de li Arienti, Gynerera de le clare donne.