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nombre de personnes ; et pourtant cette fortune est d’hier. Elle est d’hier, puisqu’en 1830, elle ne valait pas plus du quart de ce qu’elle vaut aujourd’hui. Par conséquent ces riches aussi, ces privilégiés, sont d’hier. Ce ne sont ni des vestiges d’anciens régimes, épargnés par la tourmente révolutionnaire, ni des créatures du régime censitaire, des monarchies constitutionnelles antérieures à 1848 ; ce sont, comme disaient les Romains, des « hommes nouveaux, » issus du régime de suffrage universel, et particulièrement de la présente république puisque, depuis 1870, la richesse nationale s’est accrue de moitié. Nouvelle preuve que la politique et l’économie sociale ont leurs domaines distincts ; que la seconde est maîtresse d’instituer des aristocrates de fait pendant que la première crée des démocrates de droit.

Et, coïncidence fondamentale à noter, c’est à partir du moment où cette élite s’est enrichie, — à partir de 1850, — que le taux des salaires de la masse s’est élevé ; et, plus les privilégiés s’enrichissaient, depuis 1870, plus le prix du travail, sous toutes ses formes, augmentait, tandis que le prix des objets nécessaires à la vie tendait à décroître. Tels sont les faits singuliers qui s’offrent à la méditation des sages.

Le nombre des successions déclarées, — 13 millions et demi, — supérieur à celui des 11 millions de ménages ou de « feux » dénombrés au dernier recensement, devrait être très supérieur, puisque chaque « ménage » donne lieu à plusieurs successions. Mais il est, aux champs et dans les villes, des millions de Français, — à peu près le tiers des adultes, — dont personne n’hérite et que l’enregistrement ignore, parce qu’ils n’ont rien ; rien à laisser ni à perdre, que leur vie à laquelle ils ont pourvu au jour le jour, dont ils ont exactement « joint les deux bouts, » sans se soucier, sans pouvoir peut-être la « solder » en excédent.

Dans les deux autres tiers, où commence l’épargne, plus de 4 millions de citoyens possèdent ensemble un milliard de francs — chacun 253 fr. — Au-dessus d’eux, 3 millions et demi de personnes détiennent 4 milliards et demi de francs — en moyenne 1.260 fr. par tête — et la tranche immédiatement supérieure comprend encore plus de 3 millions et demi de gens, ayant un peu plus de 17 milliards — 4.850 fr. chacun.

À ces trois groupes, qui forment un effectif de 11.390. 000, — 85 pour cent de la population capitaliste, — appartiennent