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vulgaires et, avant de vous y engager davantage, il faut que vous sachiez ce qui vous attend et ce que nous exigeons de vous.

Les patriotes écoulaient, la tête découverte devant la croix et l’étendard ; autour d’eux, comme pour les protéger, les forêts natales, ces forteresses de la Pologne insurgée, étendaient les grands bras décharnés de leurs arbres et le soleil glissait un pâle rayon sur cette scène austère.

— Ce qui vous attend, reprend le Bernardin, le voici : vous aurez faim tous les jours, vous coucherez sur la terre, vous marcherez plus souvent pieds nus que chaussés et vous tremblerez de froid sous vos vêtemens insuffisans à vous garantir contre les rigueurs de notre climat. Si vous êtes blessés, vous tomberez entre les mains des Moscovites qui vous tortureront ; si vous lâchez pied, vos compagnons ont ordre de vous fusiller.

— Nous sommes prêts à tout, dirent-ils simplement.

— Avez-vous une famille ? Qu’elle vous pleure d’avance. On n’a congé dans nos rangs que pour aller aux mines de Sibérie ou à la mort. Vous êtes-vous réconciliés avec Dieu ? Je vous mène au trépas. Êtes-vous prêts à mourir pour la patrie ? Il est temps encore de reculer, je vous faciliterai le retour…

— Non, non. Combattre aujourd’hui, demain, à toute heure. Vive la Pologne ! Vive notre mère !

— Mes frères, nous sommes perdus si nous nous imaginons que nous pourrons vaincre notre ennemi en quelques mois. Malheur à nous, si nous oublions que c’est une lutte de géans dans laquelle il faut que toute une génération périsse pour racheter les fautes de nos pères. C’est pourquoi je vous demande encore : Êtes-vous prêts à marcher au combat, sachant que vous périrez, que vous n’avez pas plus à espérer dans la victoire que dans la défaite ? Rien, pas même la gloire qui dépose des lauriers et des couronnes sur les tombeaux des braves !…

Les yeux levés au ciel, les mains étendues vers la Croix, le vieillard continua avec une sublime exaltation :

— O mon Dieu ! donne-leur du courage et la foi. Fais que notre Varsovie s’efface de leur souvenir et ne leur apparaisse même plus en rêve, arrache de leurs cœurs les images bénies de leurs mères, de leurs sœurs, de leurs fiancées. Qu’ils ne voient plus que la lumineuse phalange de nos martyrs et leur mère, la Pologne, déchirée et sanglante ! Qu’ils n’entendent plus que les plaintes des veuves et des orphelins, les gémissemens sortant du