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avènement, la fréquentation des gymnases, des universités, des instituts techniques augmente rapidement, et les étudians se recrutent dans les couches sociales les moins cultivées, et jusque dans le peuple pauvre, chez les petits employés, les popes, les ouvriers, les paysans, les domestiques, qui, pour l’éducation de leurs enfans, se sont imposés de durs sacrifices. A l’université, ces jeunes gens, boursiers en grand nombre, vivent en d’étroits logis, quelquefois plusieurs occupent la même chambre, dans la rigueur d’un long hiver, souvent sans feu ni lumière. Ils rognent sur leur maigre pitance pour s’acheter des livres. Ils ont la tête pleine et l’estomac vide. Un avenir incertain s’ouvre devant eux : dans l’armée, le clergé, l’administration, les grades sont réservés à la noblesse, au favoritisme : les carrières libérales exigent des avances. Ainsi commence à se former un prolétariat intellectuel qui fournira d’admirables types à la littérature. Comparez au Bachelier de Jules Vallès, le Raskolnikof de Dostoïevski, dans Crime et Chatiment (1866), lorsqu’étendu sur son sopha tout usé, dans sa petite chambre au plafond trop bas, il rêve les destinées d’un Napoléon. Cette classe redoutable des intellectuels déclassés, inconnue en Angleterre et aux États-Unis, où un jeune homme pauvre ne songe qu’à faire fortune dans les affaires, fournit en France tout un personnel politique, et, en Russie, un état-major de conspirateurs, en guerre perpétuelle contre l’ordre établi.

Cette génération diffère singulièrement de celle qui l’a précédée. De même que les révolutionnaires de 1825, les propagandistes de 1855 appartenaient à la meilleure société : c’étaient des hommes bien nés, bien élevés, bien nourris, bien vêtus, bien logés ; ils ne vont plus se reconnaître dans les jeunes oursons mal léchés, formés à leur école. L’aristocrate Herzen, épris de tous les raffinemens de l’art, reculera d’étonnement devant ses disciples, se détournera d’eux, se convertira vers la fin de sa vie au libéralisme anglais et se rapprochera de son ami Tourguenef, qui n’a jamais découvert chez les révolutionnaires autre chose que des têtes creuses. La génération précédente, à l’exception de Bakounine, se bornait à la propagande littéraire, la nouvelle est pressée d’agir ; mais, au préalable, elle fait dans son esprit table rase de tout le passé : elle nie la tradition, l’autorité dans les idées, avant de chercher à les détruire dans les actes ; Tourguenef a inventé le mot de nihilisme, pour exprimer cet esprit d’absolue négation dont