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commun, doit passer par la phase île la propriété individuelle avant d’être nationalisée au profit exclusif de ceux qui la cultivent. Un des points essentiels du marxisme, c’est qu’on ne peut brûler les étapes déterminées par le développement économique.

Après cette double critique du terrorisme blanquiste et du populisme proudhonien, les marxistes constataient que la Russie, jusque-là exclusivement agraire, entre dans l’ère capitaliste. Les capitaux attirés de l’étranger, les bras à bon marché, l’exploitation des mines de fer et de charbon, la construction des voies ferrées, poussée bientôt à travers l’Asie avec une activité dévorante, afin de servir les visées de l’impérialisme, témoignent d’une fièvre industrielle qui n’est dépassée que par les États-Unis et l’Allemagne. La population urbaine croît en proportion. En 1843, il n’existait dans l’Empire que trois villes de plus de cent mille âmes. En peu d’années, Lodz passera de 113.000 à 315.000 habitans (1897) ; Rostof sur Don, de 79.000 à 149.000 ; Bakou, de 46.000 à 112.000. Les moujiks attirés dans les usines forment des masses prolétariennes. En 1866, il y avait 820.000 ouvriers de fabrique ; en 1889, ils étaient au nombre de 1.777.000. Ils atteindront bientôt trois millions. C’est encore peu, dira-t-on, en proportion de 90 millions de paysans : la concentration supplée à la faiblesse relative du nombre. La production industrielle et capitaliste suscite de nouvelles classes destinées à modifier du tout au tout la constitution politique. Une autocratie patriarcale et à demi-sacerdotale pouvait convenir à une population ignorante et superstitieuse, vouée à des procédés d’agriculture primitifs. Le mode de production industriel tend à démocratiser, à laïciser la société, et, par voie de conséquence forcée, le gouvernement lui-même.

D’une part, en effet, la grande industrie capitaliste crée un tiers État riche et puissant. Il n’est pas besoin d’être grand clerc en histoire pour constater que le tiers État, s’il est tout économiquement et s’il n’est rien politiquement, n’accepte pas longtemps cette situation inférieure. Ses intérêts exigent qu’en matière de finances, de fiscalité, il puisse exercer un contrôle sur la gestion des affaires publiques. La libre concurrence propre au régime capitaliste, exige que les individus aient les coudées franches : la bureaucratie devient une gêne et ne saurait se spécialiser dans la mesure où la société devient plus complexe. La direction des grandes entreprises appelle un nombreux personnel de techniciens qui renforce les