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de 1891-1892 ; nombre d’ouvriers des villes reviennent périodiquement aux champs et y apportent un esprit rebelle. Les socialistes révolutionnaires fondent des confréries dans les villages avec le mot d’ordre de boycotter les propriétaires, les Koulaki. Ils organisent des ligues agraires.

L’importance des ouvriers de fabrique et l’action des grèves n’échappent pas non plus aux terroristes. Tandis que les marxistes travaillent à organiser, à discipliner les classes ouvrières, et n’admettent la violence que par exception, les terroristes cherchent à transformer les grèves en émeutes, à les généraliser ; ils songent à préparer des conjurations militaires. Enfin, le combat individuel, l’assassinat politique, les bombes, sont destinés, non plus comme en 1880, à remplacer le combat des masses, mais à le fortifier.

En dépit de ces polémiques, les divergences qui séparaient les sectes socialistes étaient moins accusées que précédemment. Il y avait entre elles rivalité, mais émulation ardente et division du travail. Les circonstances générales favorisaient au plus haut point cette renaissance révolutionnaire. Le mécontentement gagnait toutes les classes. Dans la fièvre des entreprises, les crises industrielles et agricoles se succédaient à courts intervalles. Le gouvernement entretenait un autre genre de fléau, la famine intellectuelle. L’enseignement des Universités était abaissé, les cabinets de lecture étaient expurgés. Le gouvernement faisait pour ainsi dire défense à chacun de penser et de croire à autre chose qu’au dogme officiel du tsarisme. Le procureur du Saint-Synode, Pobedonostsef travaillait de la sorte à réaliser, dans cet empire immense, le rêve d’unité d’un Ronald et d’un de Maistre, rêve grandiose et irréalisable, car la loi qui domine les sociétés modernes conduit au contraire à une complexité, à une différenciation toujours croissantes. Cette discipline de fer, analogue à celle d’une armée en marche, visait sans doute à la grandeur nationale ; et, de fait, jamais la diplomatie russe n’avait célébré de plus grands triomphes. Fille était l’arbitre de l’Europe, elle marchait à pas de géans vers la conquête de l’Asie. Mais fallait-il donc asservir le peuple russe pour le mieux préparer à dominer les nations ? Et quel contraste entre la politique extérieure et intérieure ! Dans les petits états des Balkans, la Russie se montrait la gardienne jalouse des libertés constitutionnelles. La Marseillaise retentissait à Pétersbourg en l’honneur du Président de la République française.