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médiocre, comme il convient ici à toute dame qui n’a point à humilier son époux. A la première de mes bayadères, grasse, molle, râblée, dodue, claire de peau, bouffie, avec les yeux peints, il ne manquerait que d’être « blonde comme le miel » pour reproduire fidèlement l’image consacrée de la luxure. Elle est enveloppée, sanglée, dans ces souples pagnes de soie que l’on tisse à Pounah, roses, incarnadins, couleur de cuivre, brodés de ronds paonnes à rappeler les staurakia byzantins. La danseuse sacrée nous fixe distraitement avec le regard lourd et caressant de celles dont le devoir est de ne rien refuser à personne. Sa compagne, plus grande, plus fine, admirablement prise dans ses formes élégantes et fières, a les plus jolies épaules du monde et des bras fins, tournés dans un bronze olivâtre. La sveltesse de couleuvre, qui distingue cette fille brahmanique, vaut encore davantage par la couleur noire ou bleue, très sombre, de ses draperies diaphanes bordées de larges bandes orange et carmin.

Les bayadères se sont levées. Elles s’approchent du couple nuptial, comptant leurs pas, glissant sur le sol marqueté de blanc et de rouge. De leurs quatre mains croisées elles tiennent un large plateau d’argent. Elles s’arrêtent, entonnent une mélopée traînante. La cérémonie publique est terminée. Les mariés se retirent par la porte du fond, accompagnés par les deux courtisanes qui font office de paranymphes. Les musiciens accompagnent la sortie de leurs accords les plus mélodieux où se mêlent les airs anglais les plus modernes. Le Tarara-Boum Dy-Ai — pour mon particulier chagrin — alterne avec les Ragas traditionnels de la vieille Inde. C’est la seule ombre qui obscurcisse le tableau.

Je me suis enfui, me tenant à quatre pour ne pas me boucher les oreilles. Et je retombe dans l’agitation de la rue, sous le ciel embrasé d’une après-midi de Pondichéry, au mois de juin, trente-sept degrés à l’ombre ! Sans se soucier du soleil qui tape d’aplomb sur les têtes rasées, les badauds continuent de s’empresser sous ces murs derrière lesquels il se passe, comme on dit, quelque chose.


Pondichéry, 24 juin 1901.

… Si vous pouviez vous former une idée de la température que nous subissons ici, vous me sauriez un gré infini du courage qu’il me faut déployer pour écrire. M’étant installé dans l’hôtel de