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que repoussaient en lui le sentiment intime et l’amour juvénile de la liberté. Il était sincère aussi dans sa conversion ; il s’était vu applaudi des royalistes qu’il méprisait, honni des républicains qui avaient toutes ses sympathies ; et sollicité par l’ambition, poussé par Mme de Staël, sans mauvaise foi comme sans vergogne, il avait fait volte face. En agissant ainsi, il avait montré une parfaite sincérité envers lui-même, beaucoup d’audace et un profond mépris, qu’on lui a bien rendu, de l’opinion et des hommes.

Cependant que faisait Mme de Staël ? Elle était à la fois toute à la République et à ses chers émigrés. Elle ne perdait pas une occasion d’afficher ses sympathies envers le parti républicain. Le jour même où l’on apprenait la mort du Dauphin au Temple, elle assistait avec son mari « vrai sans-culotte[1] » à une fête somptueuse donnée par le ministre de Toscane, le comte Carletti. Elle se montrait à toutes les grandes séances de la Convention[2] ; mais, en même temps, secrètement, elle travaillait de tout son pouvoir au retour des émigrés. Cette pensée lui tenait à cœur, flattait sa passion maîtresse, la pitié. D’autre part, Mme de Staël était bien persuadée que la république ne s’établirait en France que par l’ascendant des hommes modérés, et elle avait projeté de substituer ses amis, les constitutionnels, aux « hommes de sang, » plus ou moins souillés des crimes de la Révolution. Enfin, sans qu’elle s’en rendît bien compte, peut-être, elle cédait au goût très vif, qu’elle avait toujours eu pour les hommes de l’ancienne société et de l’ancienne cour, leurs manières élégantes, leur esprit, leur savoir-vivre : la pensée qu’un Louvet, un Thibeaudeau tenaient la place d’un Narbonne, d’un Montmorency, d’un Talleyrand, lui était insupportable. Bref, elle aimait la république, mais avec les monarchistes.

La situation, il faut l’avouer, était dangereuse pour la Convention. Chaque jour, les émigrés rentraient par toutes les frontières ; le parti constitutionnel gagnait « en force et en influence[3]. » Déjà Mme de Staël avait rappelé auprès d’elle, en thermidor (août 1795), son ami Mathieu de Montmorency ; on annonçait qu’il

  1. Mallet du Pan, Corresp. inédite, p. 233, à la date du 21 juin 1795.
  2. Ibid., p. 270 : « Le baron de Staël et sa femme y étalèrent leur impudence ordinaire. »
  3. Mallet du Pan, Corresp. inéd., à la date du 23 août 1795.