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vole au-devant de lui, transportée de bonheur, se jette à son cou et s’écrie : « Je suis libre. Brand ! je suis libre !… » Hélas ! qui voudrait d’une telle liberté ? Quel triomphe que celui qui est remporté sur l’instinct le plus sacré de notre nature ! Agnès mourra. Brand mourra. Lapidé, emporté par une avalanche, il sera la dernière victime de ce rêve d’absolue perfection auquel il a déjà immolé mère, enfant, femme. Il faut reconnaître que chacun de ces sacrifices a été pour Brand douloureux : quel que soit son empire sur lui-même, il n’a pu nous dissimuler la lutte intérieure et les affres de son agonie morale. Il faut reconnaître encore que Brand essaie d’atteindre à un idéal vraiment désintéressé, élevé, religieux. Cela fait sa noblesse et sa tragique grandeur. Mais chez d’autres cet idéal pourra n’être que la plus vaine des chimères, et cette vocation pourra n’être que l’appel d’un égoïsme forcené : ceux qui appartiennent à l’école de Brand, n’y tendront pas avec moins d’énergie. Et tous les héros d’Ibsen appartiennent à cette école : ils desservent un culte qui n’est autre que celui de l’individu.

A la libre et complète expansion de l’individu s’opposent les forces collectives qui sont celles de la religion, de la tradition, de la famille, de la société, de l’Etat. Le paganisme tenait compte de la « joie de vivre » ; mais il est devenu impossible depuis que le christianisme a renouvelé l’âme moderne, et voici que le christianisme à son tour n’est plus qu’un idéal suranné et un poids mort. L’Empereur et le Galiléen devront disparaître tous les deux, céder la place au vrai maître qui les absorbera l’un et l’autre. Celui-là sera Empereur-Dieu et Dieu-Empereur, Empereur dans le règne de l’esprit et Dieu dans le règne de la chair. Et ce sera le « troisième règne. » Mais ce troisième règne, quand arrivera-t-il, s’il arrive ? En attendant son avènement, ce que nous appelons la religion n’est qu’un obstacle au véritable développement humain. La religion n’est qu’un des élémens de la tradition. Et sans doute la tradition a sa beauté, mais l’esprit de tradition est une faiblesse. « L’esprit des Rosmer ennoblit, mais il tue le bonheur. » Rosmersholm a été de temps immémorial un centre de discipline ; les Rosmer de Rosmersholm ont été des prêtres, des soldats, de hauts dignitaires, des gens honnêtes et corrects, une famille qui près de deux cents ans a été la première du district : le descendant de ces hommes ne pourra jamais se défaire des sentimens qu’ils se sont légués de génération en génération et qu’ils ont déposés en lui. Au moment où il voudrait se lancer dans une vie nouvelle, il est arrêté, retenu par d’imperceptibles et puissantes racines : « Ah ! voilà donc l’esprit de ta race, ses doutes, ses angoisses, ses