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qu’ayant transcrit d’abord, au cours de sa lecture, pour l’ingéniosité de l’expression ou pour la profondeur de la pensée, le passage de Sénèque ou de Plutarque, les vers de Virgile ou la prose de Cicéron, il ne se rappelle qu’il a fait, lui aussi quelque expérience du même genre ; et il prend alors plaisir à se reconnaître chez les anciens, en y trouvant la preuve de l’une de ses maximes favorites, que « tout homme porte en soi la forme de l’humaine condition. » C’est ainsi que lentement, par alluvions successives, les Essais se composent ; et si je ne me trompe, c’est ce que confirmera l’examen, même superficiel, de « l’exemplaire de Bordeaux. » On y voit positivement Montaigne à l’œuvre, la dernière édition de ses Essais ouverte là, devant lui, sur sa table de travail, se relisant, attentif à se « contre-roller, » comme il dit quelque part, prenant un livre au hasard dans sa bibliothèque, le parcourant avec nonchalance, y relevant à la volée, au passage une anecdote ou une réflexion, les traduisant en sa langue, et surchargeant ainsi ses marges de toute sorte d’additions et de renvois, qui finissent par rendre la lecture de son texte, non seulement difficile, mais tout à fait incertaine ou douteuse.

Car une question qu’on ne peut s’empêcher de se poser, et qu’aucune édition, municipale ou autre, ne résoudra, c’est de savoir ce que Montaigne lui-même eût fait, s’il eût vécu, des « additions » qui couvrent les marges de l’exemplaire de Bordeaux. Il en annonçait plus de « six cents » dans l’édition de 1588, et je ne les ai pas comptées, mais je pense qu’en eftet elles y sont : il n’y en a certainement pas moins, dans l’exemplaire de Bordeaux. Ces additions, qui répondra que Montaigne les eût incorporées à son texte, et plutôt, ne s’était-il pas réservé la liberté de faire son choix entre elles au moment de la publication ? C’est pour notre part ce que nous serions bien tentés de penser. Le Montaigne de 1595, et le nouveau, — celui de 1906, le Montaigne de l’édition de Bordeaux, — sont des Montaigne plus complets que nature. Je ferai bien d’en donner au moins un exemple.

Dans son chapitre du Pédantisme, Montaigne avait écrit, en 1580 : « Quand bien nous pourrions être savans du savoir d’autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que de notre propre sagesse.

Μισω σοφιστὴν, ὄστις ουχ σοφός