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les plus désintéressés hésitent encore sur le vrai sens du « document. »

Quoi donc, alors, et si ce n’est ni de « se peindre lui-même, » ni d’ajouter un système de philosophie à tant d’autres, ni de présenter une « apologie de la religion chrétienne, » ni enfin, — et aussi n’en avons-nous point parlé seulement, — de prendre parti entre les huguenots et les catholiques de son temps, quel a donc été le dessein de Montaigne ; et comment, car c’est là le véritable intérêt de la question, comment faut-il lire les Essais ? Nous répondrons qu’il faut les lire comme on lirait une « enquête ; » et, dans Montaigne lui-même, il ne faut voir, sans y chercher tant de mystère ni de profondeur, qu’un incomparable « curieux. » Nous disons un « curieux, » nous ne disons pas un « dilettante, » ce qui est presque la même chose, dans le langage du monde, mais ce ’pii est pourtant, au fond, bien ditïérent. Le dilettante ne cherche dans la satisfaction de sa curiosité que l’amusement de son dilettantisme, mais un « curieux » et, surtout un curieux tel que Montaigne, se propose toujours quelque objet ultérieur à se curiosité. Cet objet est sans doute un peu vague et un peu flottant ; le dessein n’en a rien de géométrique ou de didactique. Également curieux de la nature et de l’homme, de lui-même et des autres, des opinions des philosophes et de la diversité des mœurs, des événemens de l’histoire et de ceux de la vie commune, Montaigne est curieux de trop de choses à la fois, pour que sa curiosité se pose et se détermine, et en se déterminant, se limite. Mais il a cependant son dessein, très assuré, s’il n’est pas très net, et ce dessein n’est autre que de pénétrer tous les jours plus avant dans la connaissance de lui-même et de l’homme. Je crois qu’il convient d’insister sur ce point.


III

Il ne semble pas en effet que ce fût un dessein bien original ni bien neuf, aux environs de 1575, que de se proposer d’étudier l’homme. Quel est, demanderait-on volontiers, le grand écrivain qui ne s’est point proposé d’étudier l’homme ; et s’ils ne contenaient rien d’autre ni de plus qu’une étude de l’homme, les Essais seraient-ils les Essais ? Mais, précisément, ce n’était point l’avis de Montaigne, qu’on eût fait avant lui ce qu’il allait tenter, et, à cet égard, il disait, non pas dans sa première édition, ni