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deux siècles ensevelis. Et, on pourra dire, à la vérité, que les Essais, eux non plus, n’ont pas si brillamment réussi dans leur nouveauté, puisque Mlle de Gournay s’en plaint dans la Préface de l’édition de 1595. Elle en est quitte après cela pour soutenir que cette indifférence même est une preuve de la supériorité de Montaigne et on songe involontairement à la phrase : « Si la foudre tombait sur les lieux bas… » Mais laissons passer seulement quelques années, et Montaigne est dans toutes les mains. Son influence est universelle. Et voici que, dans les formes encore vides, mais déjà belles et surtout infiniment souples que les « humanistes » ont fait passer du grec ou du latin en français, si quelque chose s’insinue pour en remplir le contour élégant, c’est du Montaigne, puisque, comme nous l’avons vu, c’est de « l’observation psychologique et morale. »

Ai-je tout à l’heure assez insisté sur ce point ? ai-je bien montré ce qu’à sa date, le choix de cette « matière à mettre en prose » avait eu de vraiment nouveau ? ai-je assez fait voir que l’essentiel du dessein de Montaigne était là, dans sa curiosité, dans sa préoccupation, dans son souci constant de la vérité psychologique et morale, là aussi son « classicisme, » et nullement dans l’observation des règles d’une certaine grammaire ou dans l’imitation à perpétuité des « modèles antiques ? » A-t-on bien vu, dans ce que nous avons dit des imitations de Montaigne, comment, par quelle transformation féconde, son originalité se dégageait de ces imitations mêmes ; — et c’est encore une des leçons que nos classiques ont reçues de lui ? Si je n’y ai pas réussi, un autre sera plus heureux. Mais ce qu’on ne saurait mettre en doute, — et quoi qu’on en pense par ailleurs, — c’est l’importance du livre des Essais dans l’histoire, non seulement de notre littérature nationale, mais de la littérature européenne. On sait, en particulier, ce que lui doivent Shakspeare et Bacon, Et on nous accordera que lorsqu’un texte a cette importance, les philologues, éditeurs, commentateurs et critiques sont excusables de le traiter avec un peu de superstition. Ce sera notre excuse, à nous aussi, pour avoir parlé peut-être un peu longuement des sources de Montaigne, et de l’ « Édition municipale » du livre des Essais.

F. Brunetière.