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d’Orient, mais il l’y discerne, avec la prodigieuse acuité de vue qui est la caractéristique de son génie comme de celui du grand Frédéric, dans toute son ampleur, dans ses détails en même temps que dans son ensemble, dans son présent comme dans son avenir, et jusque dans ses contradictions. Dès 1875, le chancelier prévoit des complications en Orient et s’y prépare : l’histoire dira peut-être un jour si, en laissant se développer et s’envenimer l’incident de 1875 avec la France, il n’a pas cherché, pour ainsi dire, à tâter le pouls à l’Europe, à mesurer la capacité des hommes, la solidité des amitiés, la valeur efficace des rancunes des vaincus et des jalousies des envieux. Il n’a plus, comme avant 1870, à piloter le royaume de Prusse vers l’hégémonie de l’Allemagne ; il lui faut maintenant diriger à travers le monde les destins victorieux du nouvel empire : charge plus lourde, devoirs nouveaux et différens, dont il sent toute la responsabilité. S’il n’était que ministre du roi de Prusse, sa politique se contenterait de l’amitié séculaire de la Russie à laquelle le lient solidement l’intérêt dynastique et la vieille complicité polonaise ; il lui accorderait tout son concours diplomatique, comme Frédéric-Guillaume l’avait fait durant la guerre de Crimée ; mais il a bâti l’empire allemand et il lui faut veiller sur son œuvre encore neuve ; il sait mieux que personne grâce à quel concours de circonstances il a pu venir à bout de ses desseins et il veut maintenir le même équilibre des forces et des intérêts qui lui a permis de réaliser son œuvre ; il se souvient de ses angoisses de Versailles quand, tandis que le siège de Paris s’éternisait, la Russie remit sur le tapis la question d’Orient et lui fît appréhender un instant les surprises d’un congrès européen. L’amitié des trois empereurs ne saurait être maintenue que si l’Autriche-Hongrie et la Russie s’entendent sur la politique balkanique : déjà François-Joseph et Alexandre II, quand ils se sont mis d’accord à Reichstadt, en juillet 1876, ont cherché à faire bande à part, à tenir l’Allemagne en dehors de leurs affaires et du secret de leurs conventions. Il faut encore concilier les intérêts de la Russie et de l’Autriche avec ceux de la Grande-Bretagne dont la neutralité bienveillante a permis de signer, en tête à tête avec la France vaincue, le traité de Francfort. Offenser la Russie, contrecarrer ses intérêts, ce serait ouvrir la porte à une alliance franco-russe ; et cette alliance, depuis les incidens de 1875, n’apparaîtrait plus comme une impossibilité, n’étaient