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n’épuise-t-il pas le sol dont il tire des fruits si riches et si abondans ? Ne vit-il pas sur son capital, aux dépens de ses enfans ou de ses petits-enfans ? Des esprits sagaces et avertis l’ont soutenu et leurs démonstrations méritent d’être examinées.

Une remarque qui peut être faite par quiconque étudie avec quelque attention le procédé de l’irrigation permanente c’est qu’avec lui le Nil ne dépose plus son limon sur le sol. Pendant la crue, l’eau du fleuve contient par litre 0,015 de matières en suspension. M. Barois a calculé que, sous le régime des bassins, chaque hectare reçoit un dépôt de 13 tonnes. La crue finie, le courant ne contient presque plus de limon. Or c’est à ce moment-là qu’on le dérive sur les champs comptantes de coton ou de cannes, au moyen de canaux dont les parois retiennent la petite quantité de limon que peut encore charrier le liquide. L’arrosage est complété grâce à l’eau des puits qui est parfaitement claire. Même durant la crue, l’eau, déversée sur une surface qui s’étend chaque année, ne séjourne pas : elle est évacuée avant de s’être dépouillée de son limon.

La terre n’est donc plus fécondée, et pourtant ses maîtres lui demandent d’être beaucoup plus féconde que jadis. Les cultures s’y succèdent sans interruption et, parmi elles, les deux principales qui se développent de plus en plus, le coton et la canne, sont épuisantes au plus haut point. M. Jean Brunhes trace un tableau très noir du « surmenage » des bonnes terres du Delta : « Voici quelques épisodes de l’exploitation triennale : le trèfle d’Egypte ou bersim est, dans beaucoup d’endroits, coupé ou plus exactement « brouté » au moins huit ou dix fois en cinq mois ; car, durant tout ce temps... tous les animaux vivent aux champs sur le bersim même ; attachés à des pieux, ils broutent jusqu’au ras du sol, toute l’herbe… qu’ils peuvent atteindre... Après plusieurs semaines de ce régime, on obtient encore une dernière coupe de bersim qui est destinée à être séchée... Or le bersim a déjà été précédé par le blé ou par l’orge récoltés en mai avant la crue, puis par le maïs semé en juin et récolté à la fin d’octobre. Quand cette terre a produit deux récoltes de céréales, puis dix coupes de bersim, croit-on qu’on soit satisfait ?... Comme il reste encore quelques brins d’herbe, le propriétaire loue son champ à des bédouins qui arrivent avec leurs moutons[1]. »

  1. L’Irrigation dans la péninsule ibérique et dans l’Afrique du Nord, p. 329.