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animal, dans une proportion désormais imperceptible. Au total, tout ce livre de l’Origine du langage est un hymne à l’honneur de la spontanéité primitive. La thèse fondamentale de l’auteur ressemble à celle de Bonald[1], car le langage, objet des études spéciales du jeune hébraïsant, est à ses yeux un fait primitif, spontané, merveilleux.

Les langues furent « intégralement constituées dès le premier jour[2]. » Lorsqu’il étudie les monumens de la langue sanscrite, Renan se croit « au lendemain de la création » et la complexité prodigieuse de cet antique idiome le confirme donc dans ses vues rousseauistes sur la perfection intellectuelle des origines ; il juge qu’en matière de langage, les siècles ont appauvri, bien loin de développer. Il défend pied à pied ces convictions arriérées contre Bunsen et Mueller qui les combattaient dès lors. Il a d’âpres plaisanteries sur l’évolutionnisme, imparfait sans doute, mais déjà méritoire, de certains savans du XVIIIe siècle qui voyaient le langage « se traînant par tous les degrés d’un perfectionnement graduel[3], » traverser une longue suite de siècles avant d’atteindre à sa maturité. De même, écrit-il, que le mammifère n’a pas commencé par être un reptile, ni le reptile un mollusque, de même les langues ne sauraient sortir par filiation les unes des autres. On sent que Lamarck a parlé déjà, mais que Darwin se fait attendre encore[4].

Erreurs excusables assurément, si l’on considère la date du livre et l’âge de l’auteur, plus excusables encore si l’on songe que le spontané existe sans aucun doute, qu’il est même, en un certain sens, la source de toute évolution progressive. Mais pourquoi vouloir que ce spontané soit aussi un instantané ? Pourquoi notre philosophe, encore assez novice en vérité, rejette-t-il comme « peu philosophique »[5] toute doctrine contraire à son opinion, si mal mûrie ? C’est là brûler par la pensée les premières étapes de la marche historique de l’humanité vers le mieux, et méconnaître le rôle qu’y ont tenu la réflexion, le calcul et l’effort.

  1. Bonald est cité avec éloge à la page 81.
  2. Page 16.
  3. Page 77.
  4. Dès 1857 (voyez la Revue du 1er juillet) Littré réfutait au nom du positivisme les assertions de Renan sur la pureté et la noblesse originelle des Aryens et Sémites. Non, disait-il, ces races eurent simplement en partage une aptitude plus grande à traverser rapidement les stades inférieurs de l’évolution intellectuelle et morale qui est commune à tous les peuples.
  5. Page 100.