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Renan s’exprime en effet sur le poète de Lisette comme pourrait le faire un Breton fidèle au souvenir de la duchesse Anne, ou même un étudiant de Gœttingen. « Quand je lus pour la première fois le chansonnier national, et ce fut fort tard, dit-il en propres termes, je connaissais peu l’esprit français. » Formule surprenante, n’est-il pas vrai, sous la plume, d’un membre de l’Institut de France ! Il ajoute qu’il en ignorait les alternatives de légèreté et de pesanteur, de timidité étroite et de folle témérité. Ce qui le choqua surtout, à titre d’adepte du panthéisme hégélien, ce fut le Dieu des bonnes gens. « La naïveté toute bourgeoise de cette théologie d’un nouveau genre, écrit-il, cette façon de s’incliner le verre en main devant le Dieu que je cherchais avec tremblement furent pour moi un trait de lumière. » À cette lumière inattendue, Renan discerne mieux « l’incurable médiocrité religieuse de ce grand pays…, ce qu’il y a de fatalement limité dans les manières de voir et de sentir de la France, » qui a conçu à sa ressemblance « ce dieu de grisettes et de buveurs…, ce dieu de guinguettes et de gens attablés, à qui l’on frappe sur l’épaule et qu’on traite en camarade et en bon vivant, » cette théologie roturière, pour tout dire en un mot. Et sa répulsion invincible à l’égard de Béranger l’entraîne à dénigrer en sa compagnie les représentans les mieux qualifiés de l’esprit gaulois. Voltaire, dit-il, n’est pas un esprit hardi : le poète de la Pucelle n’est qu’un esprit léger. Les contes de La Fontaine sont licencieux, tandis que les récits de Boccace et de l’Arioste n’étaient que charmans : et c’est sans doute parce qu’il avait dépassé la mesure dans la licence que le Champenois, tombant à l’excès opposé, devint dévot sur le tard. Combien n’a-t-il pas servi à Henri IV, le roi bon camarade, d’être un libertin de cette sorte, et quant au curé rabelaisien, ce type affreux, il est digne de prêcher des paroissiens avides d’impiété grivoise, et incapables de tolérer une religion épurée.

Ailleurs[1], c’est la Farce classique de maître Patelin qui laisse à notre délicat une impression des plus tristes, parce qu’il lui semble voir l’esprit gaulois, si plat et si positif, chassant vers cette époque de l’âme française tous les élémens moraux que l’alluvion germanique avait déposés parmi nous : le sentiment de l’indépendance individuelle, la grande imagination,

  1. Essais de critique et de morale, p. 307.