Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 37.djvu/100

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

défendu contre eux des populations qu’ils pillaient sans pitié, il accepta courageusement un exil injuste et refusa de rentrer à Rome quand on lui permit d’y revenir. Après Scipion, la première place était occupée par G. Lælius, qu’on avait surnommé « le Sage. » Par une rencontre rare, il fut l’ami de cœur du second Africain, comme son père l’avait été du premier. A Rome, ils ne se quittaient pas ; ils allaient se reposer ensemble à la campagne dans les mêmes villas. Ils avaient les mêmes opinions, les mêmes goûts, les mêmes amitiés. La seule différence qu’on remarquât dans leur caractère, c’est que Lælius était plus gai et Scipion plus triste ; mais cette diversité, qui aurait pu créer entre eux quelques dissentimens, contribuait encore à les rapprocher. La belle humeur de Lælius était communicative, il finissait par égayer son ami, et alors, comme il arrive parfois que les mélancoliques vont à l’extrême quand on parvient à les dérider, ils se laissaient aller tous les deux à de véritables enfantillages. On les surprit un jour, avant le dîner, se poursuivant autour de la table, à coups de serviettes.

Entre ces amis de naissance et de situation diverses l’égalité régnait : Scipion ne souffrait pas qu’on le distinguât des autres. Le mot par lequel on désigne les rapports qu’ils avaient entre eux (comitas) signifie la politesse, le savoir-vivre, l’agrément du commerce. Ce n’était pas une de ces liaisons banales, que créent pour quelque temps des intérêts communs et des services réciproques. Ils se réunissaient uniquement pour le plaisir de se trouver ensemble, et n’avaient d’autre raison de se revoir que de reprendre un entretien interrompu. Il semble bien que ce soit quelque chose de nouveau qui commence à Rome. Les vieux Romains se partageaient entre la vie publique et la vie de famille ; elles prenaient tout leur temps et il ne leur en restait guère pour ce que nous appelons la vie du monde, c’est-à-dire pour ces réunions intermédiaires, plus ouvertes que la famille, moins nombreuses que les assemblées politiques, et qui tiennent le milieu entre les deux. Évidemment la société qui se rassemblait autour de Scipion avait un peu ce caractère ; et, quoiqu’on doive se défendre d’assimilations qui ne sont jamais qu’à moitié vraies, nous ne pouvons nous empêcher, en l’étudiant, de songer un peu à nous-mêmes et à notre histoire, et de trouver que, par certains côtés, elle nous rappelle nos salons du XVIIe et du XVIIIe siècle.