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modération, le renoncement ; elle lui rappelle même la différence de leur âge, quoique Lenau fût plus jeune que Lœwenthal. « Mes traits vieillissans te gênent, dit-il dans un des premiers billets. Tu ne veux pas te l’avouer à toi-même, mais c’est ainsi. Tu y reviens à chaque occasion. Mon esprit n’est pas capable de te fermer les yeux sur mon corps. C’est actuellement, comme je te l’ai dit, mon dernier rayon de soleil. Après cela, mon cœur aura sonné le couvre-feu. Ce n’est pas délicat de ta part de me faire sentir constamment avec quelle générosité tu consens à oublier mon âge. Je suis plus vieux que mes années[1]. Les passions ont rongé ma vie, et ma dernière passion plus que les autres. Ce n’est pas toi qui devrais m’en faire souvenir. Tu m’as fait rentrer en moi-même, et je ne sais si mon cœur osera jamais s’ouvrir à toi avec la même confiance. Je t’aimerai éternellement, mais j’enfermerai mon amour dans ma solitude automnale. »

Il faut croire que Sophie a changé d’attitude et qu’elle a pris à tâche de ménager la sensibilité ombrageuse du poète, car les billets suivans sont pleins d’un abandon sans réserve. Lenau, toujours poussé d’un lieu à un autre, est allé passer les mois chauds dans les Alpes autrichiennes. Il a commencé le Savonarole, sans que le travail avance beaucoup. La mélancolie, la compagne fidèle de sa vie, ne l’a pas quitté. « Voici bientôt venir l’heure de notre promenade habituelle. Pense à moi, quand tu arriveras près de notre banc. Je voudrais un jour avoir cette planche pour mon cercueil. O chère Sophie ! Il est sept heures, et l’obscurité se fait dans cette hutte alpestre. J’aurai ici de longues nuits. Que n’es-tu là ! Je suis très triste. » Et quelques jours après : « Je ne pourrai plus rester longtemps ici. Quoique le séjour soit aussi tranquille, aussi poétique que je puis le désirer, il vient une heure, vers le soir, où rien ne me satisfait plus, où je ne demande qu’à être auprès de toi. Quand je me promène dans ces belles régions montagneuses, et que je me perds dans leur aspect, ma pensée se reporte brusquement vers toi, et je me dis : « Que serait-ce de vivre ici avec toi ! »

Au mois d’août, il est de retour à Vienne. Va-t-il y trouver le bonheur ? Il y trouve bien Sophie, qui lui tend la main comme autrefois ; mais à côté de Sophie il y a Max, qui est son ami

  1. Lenau avait trente-quatre ans.