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très vif. Je n’ai jamais su tous les détails de cette passion : mais ce qu’elle m’en a dit et ce qui m’a été raconté d’ailleurs a suffi pour m’apprendre qu’elle en avait été fort agitée et fort malheureuse, que le mécontentement de son mari avait troublé l’intérieur de sa vie, et qu’enfin le jeune homme qui en était l’objet l’ayant abandonnée pour une autre femme qu’il a épousée, elle avait passé quelque temps dans le plus affreux désespoir. Ce désespoir a tourné à bien pour sa réputation littéraire, car il lui a inspiré le plus joli des ouvrages qu’elle ait faits : il est intitulé Caliste, et fait partie d’un roman qui a été publié sous le titre de Lettres écrites de Lausanne. Elle était occupée à faire imprimer ce livre quand je fis connaissance avec elle. Son esprit m’enchanta. Nous passâmes des jours et des nuits à causer ensemble. Elle était très sévère dans ses jugemens sur tous ceux qu’elle voyait. J’étais très moqueur de ma nature. Nous nous convînmes parfaitement. Mais nous nous trouvâmes bientôt l’un avec l’autre des rapports plus intimes et plus essentiels. Mme de Charrière avait une manière si originale et si animée de considérer la vie, un tel mépris pour les préjugés, tant de force dans ses pensées, et une supériorité si vigoureuse, et si dédaigneuse sur le commun des hommes, que dans ma disposition, à vingt ans, bizarre et dédaigneux que j’étais aussi, sa conversation m’était une jouissance jusqu’alors inconnue. Je m’y livrai avec transport. Son mari, qui était un très honnête homme, et qui avait de l’affection et de la reconnaissance pour elle, ne l’avait menée à Paris que pour la distraire de la tristesse où lavait jetée l’abandon de l’homme qu’elle avait aimé. Elle avait vingt-sept ans de plus que moi, de sorte que notre liaison ne pouvait l’inquiéter. Il en fut charmé et l’encouragea de toutes ses forces. Je me souviens encore avec émotion des jours et des nuits que nous passâmes ensemble à boire du thé et à causer sur tous les sujets avec une ardeur inépuisable. Cette nouvelle passion n’absorbait pas néanmoins tout mon temps. Il m’en restait malheureusement assez pour faire beaucoup de sottises et beaucoup de dettes. Une femme qui de Paris correspondait avec mon père l’avertit de ma conduite, mais lui écrivit en même temps que je pourrais tout réparer si je parvenais à épouser une jeune personne qui était de la société dans laquelle je vivais habituellement et qui devait avoir 90 000 francs de rente. Cette idée séduisit beaucoup mon père, ce qui était fort naturel. Il me la communiqua dans une lettre