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M. Bridges, tant je commençais à avoir peur de me présenter devant mon père ; mais comme il n’y avait plus moyen de prolonger, je fixai le jour de mon départ. J’avais rendu au propriétaire le fidèle petit cheval blanc qui m’avait porté durant tout mon voyage : une passion pour cette manière d’aller me fit imaginer d’en acheter un sans songer à la difficulté que j’aurais à le sortir d’Angleterre. M. Bridges me servit de caution, et je me retrouvai sur la route de Londres, beaucoup mieux monté et fort content de mon projet de retourner de la sorte jusque chez mon père. J’y arrivai, je ne sais plus quel jour de septembre, et toutes mes belles espérances se dissipèrent. J’avais pu très bien expliquer à M. Bridges pourquoi je me trouvais sans argent chez lui. Mais je ne l’avais pas mis dans la confidence que je serais tout aussi embarrassé à Londres. Il croyait au contraire qu’une fois rendu là, les banquiers auxquels mon père avait dû m’adresser me fourniraient les fonds dont j’aurais besoin. Il ne m’avait donc prêté en argent comptant que ce qu’il me fallait pour y arriver. Le plus raisonnable eût été de vendre mon cheval, de me mettre dans une diligence et de retourner ainsi le plus obscurément et le moins chèrement que j’aurais pu au lieu où il fallait enfin que je me rendisse. Mais je tenais au mode de voyager que j’avais adopté, et je m’occupai à trouver d’autres ressources. Kentish me revint à l’esprit ; j’allai le voir, il me promit de me tirer d’embarras, et sur cette promesse, je ne m’occupai plus que de profiter du peu de temps pendant lequel je jouissais encore d’une indépendance que je devais reperdre si tôt. Je dépensai de diverses manières le peu qui me restait, et je me vis enfin sans le sol. Des lettres de mon père, qui me parvinrent en même temps, réveillèrent en moi des remords que les désagrémens de la situation ne laissaient pas que d’accroître. Il s’exprimait avec un profond désespoir sur toute ma conduite, sur la prolongation de mon absence, et me déclarait que, pour me forcer à le rejoindre, il avait défendu à ses banquiers de subvenir à aucune de mes dépenses. Je parlai enfin à Kentish qui, changeant de langage, me dit que j’aurais dû ne pas me mettre dans cette position au lieu de me plaindre d’y être. Je me souviens encore de l’impression que cette réponse produisit sur moi. Pour la première fois je me voyais à la merci d’un autre qui me le faisait sentir. Ce n’est pas que Kentish voulût précisément m’abandonner, mais il ne me