Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 37.djvu/303

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ni qu’on le soutînt. L’incision fut large et profonde. « Fouillez, docteur, disait-il, je ne souffre pas, » — et il frémissait.

Pour l’extraction, on l’avait appuyé sur son lit, le dos en pleine lumière. À ce moment le maréchal Baraguay d’Hilliers entra : Pardon, monsieur le maréchal, dit-il.

— Allez, allez, mon cher, les Autrichiens ne vous ont jamais vu ainsi, c’est l’essentiel, et j’avais hâte de savoir le résultat ; permettez-vous, madame, que je reste ?

Il resta, et après l’opération, ils s’embrassèrent.

— Je voudrais vous serrer dans mes bras, dit le maréchal à votre père, mais deux pauvres manchots comme vous et moi ne font plus ce qu’ils veulent. Contentons-nous d’une bonne accolade, ce qui vaut bien quelque chose, entre hommes.


À cette lettre succéda un silence de quarante-huit heures, puis quelques lignes : le même abattement s’accusait chez mon père, chose inexplicable avec une âme aussi fortement trempée. Chacun s’en préoccupait et je proposai d’envoyer mon frère, mais sa présence allait être inutile.

Revenant un matin d’un service funèbre, ma mère acheta une branche d’héliotrope qu’elle lui donna. « — Cela ne te rappelle-t-il pas le grand massif qui est devant le salon ?… — Oh ! ce parfum, » dit mon père très ému. Saisissant la fleur, il la baisa. — « Ma France, ma France, » répétait-il en mordant les feuilles et la tige.

Tout s’expliquait. Il mourait de nostalgie. « Il faut partir au plus tôt, ordonnèrent les médecins ; demain si c’est possible. »

Quatre jours après, mon père et ma mère arrivaient à Paris où j’étais depuis la veille ainsi que mon frère. Le lendemain, 12 août, l’armée française faisait sa rentrée triomphale. Aucun de nous n’y assista.

Enveloppé d’un burnous blanc, mon père nous apparut horriblement maigri, son visage était anguleux et aminci. Quoique bien faible, il se tenait très droit, sa démarche était lente et comme spectrale. Nous étions bouleversés, nous n’osions l’embrasser. Parlerai-je de ma mère ? « Mon fils, nous disait-elle, je voulais le ramener en France, ce fut impossible. On l’avait déposé en dehors du cimetière de Cavriana avec deux autres officiers, j’obtins de les faire inhumer à l’intérieur. On ne put reconnaître ni lui ni les autres. Pour tous les trois, je fis mettre une seule croix avec ces mots : « Tombés au champ d’honneur. » Était-ce bien lui ?… L’irréparable fait ne pouvait encore la pénétrer. C’est l’histoire de toutes les guerres, — et l’espérance de toutes les mères. — Un homme pris pour un autre, un nom à la place d’un autre nom.