Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 37.djvu/567

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la guerre dans l’Est, Strasbourg, Metz, Verdun, Longwy. J’écrivais à tâtons d’après ma connaissance des lieux, d’après les bribes de renseignemens qui nous arrivaient par les légations et par des fragmens de journaux étrangers. La veille du 1er et du 15 de chaque mois, François Buloz était en proie à la plus vive anxiété. Aurait-il assez de matière pour le numéro du lendemain ? Quoiqu’il fût ardent patriote, cette crainte dominait pour un jour chez lui toute autre préoccupation. Il se demandait avec angoisse si la Revue paraîtrait. Deux fois, pendant le siège de Paris, je le trouvai dans son cabinet abattu, accablé, et je lui demandai aussitôt si nous avions perdu une nouvelle bataille. « Il s’agit de bien autre chose, me répondit-il brusquement : la Revue ne paraîtra peut-être pas demain ! » Cet effroyable malheur, le plus grand dont il fût menacé, lui faisait pour un instant oublier tout reste.

J’avais aussi des relations plus rares, cordiales cependant, avec une autre revue, le Correspondant, où fut publiée la plus grande partie de mon travail sur Gœthe. C’était une maison de très belle tenue qui représentait la fraction la plus libérale du monde religieux, en opposition avec les doctrines ultramontaines et intransigeantes de l’Univers. Quelques-uns des amis de la première heure du Correspondant, comme Montalembert et Falloux, avaient commis la faute d’approuver les débuts politiques de Napoléon III, par crainte de la démagogie. Mais, comme ils aimaient sincèrement la liberté, ils n’avaient pas tardé à s’apercevoir des dangers que le pouvoir personnel faisait courir à leurs propres idées. La conduite équivoque de l’Empereur entre l’Italie, la grande favorite, et le Souverain Pontife qu’il prétendait ménager tout en préparant l’unité italienne, les détachait peu à peu du régime impérial. Dans les dernières années de l’Empire, ils augmentaient le nombre des mécontens. Ils incarnaient la partie religieuse de l’opposition, comme le Siècle et l’Opinion nationale en incarnaient la partie démocratique.

En somme, si on y comprend le Courrier du Dimanche et le Journal des Débats, dont la rédaction était si distinguée, les journalistes de la presse indépendante, depuis Rochefort, Ranc et Brisson, les derniers survivans de cette époque héroïque, jusqu’à J.-J. Weiss et Prévost-Paradol, n’avaient entre eux qu’un lien commun, l’opposition à la politique impériale. Les uns la voulaient plus religieuse, les autres plus libérale ou plus démocratique, tous la voulaient différente.