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le définissait autrefois perçait dans toutes ses paroles : le bon sens, la justesse, la mesure, le goût. Le plus absolu dédain des préjugés aristocratiques, une manière tout à fait personnelle et fine d’examiner chaque question en elle-même sans aucun souci de ce qu’en pensait le monde. L’originalité des idées, le tour piquant et imprévu de la phrase donnaient à sa conversation un charme extraordinaire. Les heures que nous passions avec lui dans la modeste chambre qu’il occupait à l’hôtel de Broglie nous paraissaient toujours trop courtes. D’une main légère il effleurait tous les sujets, politique, littérature, religion. Avec sa grande liberté d’esprit, personne ne conservait mieux que lui les traditions de l’ancienne société française, ce qu’il convenait de faire ou de dire dans chaque circonstance donnée. Quoiqu’il fût de son temps autant qu’un homme peut en être, on aurait dit qu’il sortait directement de la société du XVIIIe siècle, du salon de Mme du Deffand ou de Mlle de Lespinasse.

Une des scènes les plus piquantes auxquelles j’aie assisté est une passe d’armes entre lui et Cuvillier-Fleury à propos de la candidature académique de Duvergier de Hauranne. Naturellement les libéraux, les parlementaires de l’Académie soutenaient leur ancien collègue du Parlement. Cuvillier-Fleury, le plus droit et le plus sincère des hommes, mais aussi le plus passionné et le plus impétueux, se rappelait sans doute les impatiences que l’opposition centre gauche de Duvergier de Hauranne avait plus d’une fois causées au gouvernement de Juillet. Il en gardait un souvenir amer, et, montrant la bibliothèque de Doudan, il s’écriait avec véhémence : « Vous voyez ces livres paisiblement rangés sur des rayons. Si Duvergier de Hauranne, entrait ici, ils se battraient immédiatement. » Doudan soutenait le choc sans se laisser une minute intimider par la violence de la mimique et des paroles ; il opposait à cette attitude tragique la fine ironie de sa parole et il terminait le combat comme d’habitude en faisant rire la galerie aux dépens de l’agresseur. Il ne se doutait peut-être pas alors à quel point les événemens devaient lui donner raison. Depuis cette époque, j’ai assisté à bien des séances de l’Académie française avec Duvergier de Hauranne qui n’y a jamais pris la parole, tandis que Cuvillier-Fleury, pour qu’on ne s’endormît ni ne s’ennuyât, disait-il, engageait volontiers les discussions les plus vives, notamment avec son collaborateur du Journal des Débats, Silvestre de Sacy, rédacteur du Dictionnaire.