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surface des choses dans le monde des idées, elle ne badinait pas avec le sentiment. Il n’y avait pas d’amie meilleure, plus sûre et plus fidèle.


VII.

Le salon de Mme de Nerville et de sa fille Mme Aubernon, qui acquit plus tard une si grande célébrité, existait déjà sous le second Empire. J’y fus introduit vers 1862. C’était un salon fort agréable par la qualité et par la variété des personnes qu’on y rencontrait. Aucun exclusivisme, aucun esprit de caste ne s’y faisait sentir. Les deux maîtresses de la maison, toutes deux spirituelles, ne demandaient à leurs invités que de la bonne grâce et de l’esprit. Elles ne s’inquiétaient pas de savoir d’où ils venaient, quelles étaient leurs opinions politiques ou religieuses. Pourvu qu’ils sussent exprimer des idées, justes ou paradoxales, modérées ou radicales, — peu importait, — ils étaient les bienvenus. Leur mérite respectif se révélait surtout dans ces fameux dîners du samedi, aussi gais, aussi amusans à coup sûr que pouvaient l’être les soupers du XVIIIe siècle. J’y ai entendu pour ma part des conversations qui ne le cédaient en rien aux entretiens que Mme d’Epinay a recueillis en soupant chez Mme Quinault. Pour ne parler que des morts, le commandant Rivière, Lavoix, Alexandre Dumas fils, Pailleron, Caro, Renan, Larroumet, Henri Becque s’y abandonnaient en toute liberté à leur verve naturelle sans crainte de choquer personne par la hardiesse de leurs propos. L’art supérieur des maîtresses de la maison était d’abord de les réunir à la même table par groupes sympathiques, puis de ne jamais dépasser le nombre de douze convives pour que la conversation pût demeurer générale en supprimant les apartés à voix basse entre voisins. La sonnette de Mme Aubernon dont les profanes se moquaient sans en connaître l’usage n’était pas entre ses mains un instrument de tyrannie. Elle ne s’en servait au contraire que pour assurer à tour de rôle la liberté de parole de chacun. Avec son esprit hardi et prime-sautier elle ouvrait en général le feu la première, elle choisissait un sujet de circonstance, une pièce nouvelle, un livre, une discussion parlementaire, une proposition de loi, quelquefois même une simple aventure mondaine. Elle en parlait très franchement, très délibérément, sans embarras, sans pruderie, et elle invitait ainsi ses convives à