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la nation et, dans chaque branche d’activité, la récompense des plus méritans. En effet, nous voyons tous que, dans cette distribution des biens par la loi économique, les mérites les plus hauts ne sont pas les plus profitables, que les mieux payés ne sont pas toujours les plus estimés, que des intelligences, également doublées de travail et de volonté, sont rétribuées très diversement suivant les besognes auxquelles elles s’appliquent et qu’un notaire par exemple gagne plus qu’un explorateur, un poète ou un astronome. Dans le milieu d’où sortent les plus notables opulences, dans le monde financier, industriel et commercial, ce ne sont pas les sortes de commerce ou d’industrie les plus indispensables à la nation, les plus géniales ou les plus hasardeuses, qui ont procuré de nos jours les plus gros bénéfices ; soit parce que la marge des gains s’y trouvait réduite par la concurrence, soit parce qu’ils se prêtaient moins que d’autres à la concentration en peu de mains. Et parmi les élus des grands et extraordinaires succès d’argent, il s’est trouvé des simples ou des pirates que le hasard s’est plu à visiter ou à seconder. Tout cela, semble-t-il, est connu, mais il est bon de le redire.

Au reste, si les millions se décernaient par autorité ministérielle comme les palmes académiques, au lieu de se conquérir en des batailles où la chance a grande part, il n’est pas certain qu’ils seraient partagés avec plus d’équité. Pour exciter la haine des bras contre les têtes, on dit aux premiers : c’est vous seuls qui avez tout créé ; vous êtes les artisans de toutes ces richesses que possèdent quelques-uns ; donc, ceux-ci vous les ont volées. Pourtant, cette masse de travailleurs n’a rien créé du tout, c’est un outil, une force inerte. Le seul « auteur » est celui qui conçoit l’idée, qui dresse le plan, qui dirige les forces ; sans lui, la foule ouvrière ne ferait, ne pourrait et ne serait rien, rien que ce qu’était l’homme primitif, l’homme des cavernes, qui chassait et péchait pour ne pas mourir.

Le « créateur » qui serait fondé à se plaindre, à protester contre le spéculateur ou le patron enrichi, ce n’est pas le manœuvre exécutant, l’homme de peine, qui profite de la confection de ces richesses nouvelles dans son bien-être et ses salaires accrus, c’est l’homme de science, invisible générateur de cette vie progressive, père des machines, des substances et des inventions, dont l’application pratique profite le plus souvent à autrui. Celui-là pourtant ne se plaint pas.