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moment, la gêne de l’incertitude, et nous applaudirons bien plutôt au succès progressif d’un scénario dont chaque effet a été savamment combiné. Oreste se fait passer pour mort, et qui refuserait d’admirer la fertilité d’imagination dont fait preuve le gouverneur, en racontant un accident dont il invente à mesure les détails tout à fait vraisemblables ? La nouvelle de cette mort présumée a pour résultat de porter à l’extrême la fureur enfin satisfaite de Clytemnestre et la détresse d’Électre. Comment la jeune fille croirait-elle encore à l’existence de ce frère tant aimé, quand elle tient dans ses mains l’urne pleine de ses cendres ? C’est ici la fameuse invocation, un de ces passages où l’art grec, à force de simplicité et d’émotion intense, atteint si aisément au sublime. En fait, les tragiques grecs étaient un peu embarrassés pour amener la reconnaissance du frère et de la sœur. Une boucle de cheveux, un signe extérieur, une « croix de ma mère, » ils sentaient bien que c’était là un pauvre moyen. Mais nous ne songeons guère à discuter. Au point d’émotion où nous sommes arrivés, nous n’avons plus aucune envie de faire les difficiles. Nous admettons d’autant plus volontiers cette reconnaissance, que nous la souhaitons de toutes nos forces. Désormais, l’aspect de la pièce est changé. Elle ne peut plus que courir au dénouement, à ce double meurtre, prévu depuis les premières scènes, vers lequel nous n’avons cessé de nous acheminer et que la logique théâtrale réclamait.

Notez que Sophocle écrit à une époque entièrement dégagée de la barbarie de mœurs, que suppose la donnée de ces drames atroces. Mais il n’a pas le choix : le sujet de ses pièces lui est imposé. Lui aussi, il est obligé de faire accepter l’idée d’un double meurtre à des spectateurs qui ne sont nullement sanguinaires. Pour cela, il a soin de ne pas laisser leur esprit s’égarer. Pas un mot qui puisse leur suggérer un doute sur la légitimité de cette tuerie finale. Personne dans la pièce qui ne considère ce meurtre comme nécessaire. Non seulement Electre, Oreste, le gouverneur, l’appellent de tous leurs vœux et y travaillent de tout leur effort, mais ceux qui vont en être victimes n’ont pas douté un instant qu’il ne fût suspendu sur leur tête. Clytemnestre n’a pas osé se débarrasser d’Electre, parce qu’elle a pensé que ce nouveau crime serait d’un mauvais effet ; mais elle la redoute, et elle tient Oreste en exil. Égisthe, dès qu’il découvre le cadavre de sa complice, sait qu’il n’a plus qu’à mourir. La douce Chrysothémis elle-même, si elle ne s’est pas jusqu’alors associée aux projets de vengeance de sa sœur, ce n’est pas du tout qu’elle les juge