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On joue en ce moment au Théâtre-Antoine une pièce intitulée Anna Karénine et dont les personnages portent en effet des noms empruntés à un fameux roman de Tolstoï. C’est un bon mélodrame, et même je n’en connais guère qui se conforment plus exactement à la poétique du genre.

Dans une série de tableaux, dont la succession n’était pas nécessaire, des personnages, qui nous restent totalement inconnus, passent par des émotions violentes, cependant que le sort frappe sur eux, à coups précipités et surtout redoublés. C’est d’abord une fête intime : un brillant officier, Wronsky, rencontre une jeune femme, Anna Karénine ; et nous voyons qu’il est tout de suite très ému et qu’il brûle d’abandonner pour elle sa fiancée. — Le second tableau, celui des courses, vaut uniquement par la mise en scène. Des personnes montées sur des chaises suivent les péripéties de la course, et, par une mimique expressive, nous en traduisent les émotions. C’est M. Gémier, à moins que ce ne soit M. Antoine, qui a porté à la perfection cet art de gesticuler en scène. Il n’est pas sans valeur, mais il a plus de rapport avec la figuration, la pantomime ou le ballet, qu’avec la littérature. A peine est-ce si, parmi tant de vociférations, nous distinguons quelques propos suivis : entre autres, une déclaration de Wronsky à Anna Karénine, qui lutte encore et voudrait nier qu’elle aime. Mais au moment où Wronsky tombe sur la piste, un de ces cris lui échappe, dont un mari lui-même, fùt-il ministre d’État, ne saurait méconnaître la signification. — Une scène d’explications est devenue nécessaire entre Karénine et sa femme. Elle a lieu ; nous aurions même apprécié certaines parties de dialogue qui ne manquent ni de vigueur ni de sobriété, si l’effet n’en avait été modifié par l’emploi de deux « trucs, » où triomphe l’invention du bon faiseur de mélodrame. D’abord le truc du télégramme. On apporte à Karénine un télégramme, et cet homme ingénieux feint d’y lire la nouvelle de la mort de Wronsky. Par malheur, la dépêche tombe entre les mains d’Anna qui peut en lire le véritable texte ; il y est dit, au contraire, que Wronsky, remis de sa chute, se porte comme un charme. Anna, devant cette preuve de duplicité, en conçoit pour son mari un profond mépris. elle se résout aussitôt à quitter le domicile conjugal. Mais alors, nouvelle ruse de ce Karénine qui a décidément plus d’un tour dans son sac. Il fait intervenir leur enfant, le petit Serge, qui, par la fenêtre ouverte, appelle : « Maman ! maman ! » L’épouse irritée pouvait partir ; la mère attendrie ne le peut pas. — Tout de même, et à la suite d’événemens que nous ignorons, Anna est partie, puisque nous