Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 37.djvu/948

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Encore ne suffit-il pas de dire que Dickens a toujours été profondément Anglais. Par ses origines, par les cruelles épreuves de son enfance et de sa jeunesse, par tout le fonds de ses sentimens et de ses idées, il était et n’a jamais cessé d’être un homme du peuple. Ni la fortune ni la gloire ne l’ont empêché de rester, jusqu’au bout, en communion intime avec l’espèce innombrable des petits et des pauvres, dont il était sorti. Et c’est l’âme entière du peuple anglais qui se traduit à nous dans son œuvre. C’est d’elle que vient cet amour passionné de la vie qui en est l’un des traits les plus saisissans. Car un tel amour, suivant la très ingénieuse réflexion de M. Chesterton, est l’attitude naturelle et distinctive de l’homme du peuple à l’égard de la vie. « Certes, l’on rencontre, parmi les gens du peuple, des êtres si misérables que l’on comprendrait sans peine qu’ils fussent pessimistes : mais, en fait, ils ne le sont pas. Les pessimistes sont des aristocrates, comme Byron. Le pauvre, l’homme du peuple, ne s’occupe ni de condamner la vie ni de la défendre : tout cela retarderait pour lui les rares instans où il est admis à en jouir. Il ne s’occupe pas même d’approuver l’univers : il se borne à en être éperdument amoureux. Et cet optimisme supérieur de l’homme du peuple est aussi celui qui anime l’œuvre de Dickens. »

Par là s’explique que cette œuvre ait des racines à la fois aussi larges et aussi profondes : c’est qu’elle exprime, à la fois, ce qu’il y a dans le génie anglais de plus universel et de plus permanent. Une des causes principales de sa puissance, d’après M. Chesterton, est « qu’elle proclame avec une énergie et un éclat tout à fait extraordinaires les choses les plus évidentes à l’esprit commun. » Mais on doit se garder de croire que « commun » soit synonyme d’inférieur ou de grossier. « La communité signifie la qualité qui se retrouve dans le saint et dans le pécheur, dans le philosophe et dans l’illettré ; et c’est cette qualité que Dickens a perçue et développée. Tout homme a en soi une certaine partie d’âme qui aime les enfans, qui craint la mort, qui prend plaisir à la lumière du soleil : c’est cette partie commune de l’âme qui constitue l’âme propre de Dickens, et. qui permet à chacun de comprendre son art. »

Et tandis que les classes supérieures de la société ne cessent point de changer, avec le cours des temps, le peuple, tout au long des siècles, conserve en lui un principe de vie à peu près invariable : ce principe permanent, Dickens l’a trouvé, avec le reste, dans l’héritage intellectuel qu’il a reçu de sa race. Son œuvre se rattache, plus directement que toute autre, au passé le plus lointain du génie anglais.