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matérielle[1]. Ces cas sont extrêmement rares. Je sais d’autre part un érudit qui, rencontrant dans un recueil manuscrit de la Bibliothèque nationale un très beau et très éloquent panégyrique de saint Thomas d’Aquin, tout à fait digne de Bossuet, avait cru d’autant mieux pouvoir l’attribuer au grand orateur, que celui-ci a prononcé sur le même sujet un discours que nous avons perdu : au moment de faire part au public de sa découverte, il trouva le panégyrique imprimé tout au long dans les œuvres de… Fromentières. Quand on a dans son souvenir quelque mésaventure de ce genre, on devient quelque peu prudent, pour ne pas dire quelque peu sceptique, et, pour attribuer après coup aux grands écrivains des œuvres dont ils n’ont pas revendiqué la paternité, on exige des preuves d’un ordre moins strictement littéraire, des garanties plus extérieures et plus positives.

Ces garanties existent-elles en ce qui concerne le Discours sur les passions de l’amour ? On l’affirme volontiers. Mais avant de discuter ces affirmations ou ces preuves, il est deux observations qu’on ne peut s’empêcher de faire, et qui, je le sais, ont donné à penser, ou à douter, à plus d’un lecteur du Discours.

Il y a d’abord un fait qui doit dominer tout le débat, et qui ne laisse pas d’être un peu inquiétant. Pendant près de deux siècles, le Discours sur les passions de l’amour est resté complètement inconnu. Personne, ni dans l’entourage immédiat de Pascal, ni dans le milieu janséniste, ni parmi ses innombrables lecteurs, admirateurs ou adversaires, au XVIIe, au XVIIIe et dans la première moitié du XIXe siècle, personne, que nous sachions, absolument personne n’en parle, personne n’y fait la moindre allusion. Cousin est bien le premier, sinon à l’avoir découvert, du moins à en signaler publiquement l’existence. Cette ignorance, ce silence ne sont-ils pas bien extraordinaires ? C’est là un fait, je crois,

  1. Voyez à cet égard, Fénelon et Mme Guyon, Documens inédits, par M. Maurice Masson, 1 vol. in-16 ; Hachette. 1907. Pour démontrer que des lettres de Fénelon, publiées en 1768, par le pasteur Dutoit-Mambrini, et dont on avait mis en doute l’authenticité, sont bien de l’auteur du Télémaque, M. Masson, dans sa fine et savante Introduction, a tiré très heureusement parti de ce fait que les lettres en question contiennent des allusions précises à certains faits que Dutoit n’a pu connaître, et qui nous ont été révélés par des documens mis au jour après sa mort : l’argument est en effet décisif. Pour établir d’une manière aussi péremptoire l’authenticité du Discours, il faudrait découvrir, — et je ne crois pas que l’on y parvienne, — entre certaines des Pensées retrouvées au cours du XIXe siècle et certains passages du Discours des rapports si étroits, que l’identité de l’auteur s’imposerait.