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les obstacles que mit alors Blaise à ce dessein que, plus que personne, il avait contribué à faire naître : la vie nouvelle qu’il mène alors, le relâchement de son zèle religieux, surtout, ce me semble, la profondeur et l’humanité jalouse de son affection fraternelle expliquent ce brusque changement d’attitude : il avait espéré que sa sœur vivrait avec lui, et, si je puis dire, qu’il l’aurait tout entière pour lui tout seul.

Mais Jacqueline une fois entrée au couvent, un grand vide se fait dans son cœur, un vide que ni les « divertissemens » mondains, ni les travaux scientifiques, ni les amitiés masculines ne parviennent à remplir. La sécheresse mystique qu’il éprouve alors, et ce que Jacqueline appellera, bientôt, son « grand abandonnement du côté de Dieu » s’accompagnait, j’imagine, de vagues élans de tendresse inquiète, d’aspirations ardentes à un sentiment nouveau qui viendrait animer et peupler sa solitude morale, apaiser la douloureuse et intime détresse de son âme. S’il est permis de reprendre ici la célèbre expression de saint Augustin, il eût aimé à aimer. De là ses projets de mariage ; de là ses observations et ses réflexions sur les choses du cœur qu’il a consignées, sinon dans le Discours, puisqu’il n’est pas sûr qu’il en soit l’auteur, tout au moins dans les Pensées ; de là peut-être aussi certains troubles secrets, et aussi vite réprimés que nettement ressentis, et qui expliqueraient les infinis scrupules dont nous parle et dont s’étonne plus tard Mme Périer, et la vigilance inquiète de l’ascète chrétien en ses dernières années pour tout ce qui regarde la chasteté[1]. évidemment, il est alors étrangement curieux et anxieux des choses de l’amour ; et dans la mesure où, en cet ordre d’idées, pressentimens, aspirations, désirs, vivifiés par l’imagination et fécondés par le génie, peuvent suppléer à l’expérience personnelle directe, on peut dire que cette expérience n’a point manqué à Pascal.

C’est dans cet état de trouble extrême, de sensibilité émue et insatisfaite, si propice aux grandes crises de l’âme, que Dieu eut, après Jacqueline, « pitié » de son serviteur, et lui rendit « l’attrait » mystique qu’il lui avait si longtemps refusé. Blaise Pascal reprit peu à peu le chemin de Port-Royal ; et cette fois, ce

  1. On peut rapprocher de ces textes de Mme Périer dans la Vie de son frère (édition Brunschvicg des Pensées et Opuscules, 4e édition revue, Hachette, 1907, p. 28-29), la célèbre pensée (n° 11, p. 324) : « Tous les grands divertissemens sont dangereux pour la vie chrétienne… »