Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 42.djvu/566

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou telle langue doit devenir l’idiome auxiliaire de l’Europe, l’amour-propre national exercerait aussitôt son action. Si le français, par exemple, avait cet honneur, les Anglais et les Allemands protesteraient. Mais les choses se passent tout autrement dans la réalité. C’est le dialecte réunissant les avantages les plus considérables qui, naturellement et insensiblement, devient la langue internationale, sans aucun décret et sans aucune pression, parce que son emploi constitue une jouissance. Dès lors, à quel moment et dans quelles circonstances l’amour-propre national a-t-il l’occasion d’opposer son veto ? L’histoire montre qu’il ne l’oppose jamais. Au XVIIIe siècle, on parlait le français dans toutes les cours de l’Europe. L’amour-propre des Allemands et des Russes n’a pas empêché ce phénomène de se produire dans le passé, il ne l’empêchera pas plus de se produire dans l’avenir[1].

D’ailleurs, en quoi la création d’une langue artificielle peut-elle supprimer les amours-propres nationaux ? Tout le monde comprend que les langues purement artificielle[2] et les langues mixtes[3] n’ont aucune chance de succès. Les seuls systèmes acceptables sont ceux qui empruntent leur vocabulaire à une seule langue. Mais alors, le même amour-propre qui empêche d’adopter un idiome vivant doit empêcher d’en adopter la caricature. Je suppose qu’un Allemand ne consente pas à prendre le français comme langue auxiliaire par amour-propre national : il ne consentira pas à dire, par exemple, depuis, contre et jusque. S’il en est ainsi, pourquoi le même amour-propre ne l’empêchera-t-il pas de dire, en idiome universal, depui, kontra et usque, qui sont un décalque de depuis, contre et jusque ? L’amour-propre devrait pousser l’Allemand à maintenir ferme les vocables de sa langue : bis, gegen, seit. Moi, Russe, habitué depuis l’enfance à dire piatnitza, je me demande pourquoi mon amour-propre m’empêchera de dire vendredi, en français, mais ne m’empêchera pas de dire vendredon en espéranto ?

  1. Un petit fait démontre combien l’amour-propre passe au second plan quand il s’agit de l’intérêt. Tous les pays civilisés ont adopté successivement le système métrique. Beaucoup d’Anglais désirent aussi se l’approprier, entre autres raisons parce que leur système actuel de poids et de mesures diminue le nombre des commandes que leur industrie reçoit du continent.
  2. C’est-à-dire celles qui ne tirent leur vocabulaire d’aucune langue parlée, celles qui le créent de toutes pièces.
  3. C’est-à-dire celles qui tirent leur vocabulaire de plusieurs langues parlées, comme l’espéranto, par exemple, qui contient des racines françaises, anglaises, allemandes, russes, etc.