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porc coloriée de dessins qui en faisaient une tête d’idole. Nous devions dîner ce soir-là avec toute la maisonnée. Quand les valets entrèrent, jeunes Dalécarliens aux faces glabres et cléricales, ils s’approchèrent de la table pantagruélique, et, les yeux baissés, les mains jointes, ils murmurèrent une courte oraison. On aurait juré qu’ils priaient devant la bête que leurs lointains ancêtres, à cette même époque, sacrifiaient en l’honneur du dieu Frey, car ce dieu des fruits et des bonnes récoltes avait coutume de chevaucher un cochon aux soies d’or.

Rien ne manquait à la fête, ni la bière noire, ni le glögg, espèce de vin chaud où nagent des raisins de Corinthe, ni les poissons que mangent ce soir-là les gens même qui ne peuvent les sentir. L’inspecteur buvait ferme et, entre deux bouchées, improvisait des vers. Le peintre Ankarkrona, le plus exubérant des artistes suédois, nous prenait tous à témoin que c’était bion la Noël, la Noël chez ce bon peuple dalécarlien, gloire impérissable de la Suède. Et pourtant, je n’ai jamais assisté à un dîner plus morne. A mesure qu’il s’avançait, les yeux des convives s’embrumaient d’un vague längtan. Les valets silencieux, engoncés dans leurs hardes du dimanche, avaient beau vider sur leurs saucisses des rasades de bière noire : le porc du dieu Frey ne passait pas. Comme eux, les servantes imaginaient sans doute une veillée plus intime dans une humble ferme semblable à celle que j’avais vue. Les deux peintres, compagnons d’Ankarkrona, suivaient d’un œil distrait les ondulations de lumière sur les aiguilles du sapin. L’inspecteur regardait mélancoliquement le verre où s’étaient l’une après l’autre noyées ses rimes de Noël ; et Ankarkrona lui-même s’arrêtait au milieu de son dithyrambe, et s’en allait, la barbe au vent, respirer dehors le rêve solitaire de la nuit. Il n’y avait à s’amuser qu’une famille de jeunes chats qui s’étaient glissés sous l’arbre et sautaient après les petites pommes rouges suspendues aux branches.

Rien ne manquait à la fête, sinon l’hôte mystérieux qui n’entre que là où les cœurs et les pensées sont unis pour le recevoir.

Nuit douce, infiniment douce. Sous les étoiles que je n’ai jamais vues plus étincelantes, l’air est parsemé d’une neige si fine qu’on la dirait tamisée par une mousseline invisible. Depuis quatre heures, la cloche de l’église sonne lentement ; et, du fond