Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 45.djvu/111

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tabarié, directeur du personnel, daignait recevoir l’acharné quémandeur. C’était alors, chez ces potentats, des mines ennuyées ou des moues dédaigneuses. « A quoi bon insister, capitaine ? Ici, nous ne pouvons rien, absolument rien pour vous. Trouvez un protecteur près du Premier Consul. » Donnadieu s’indignait, parlait de ses prouesses, de ses blessures, de ses droits méconnus, puis, mâchonnant sa rage, se faisait conduire chez un des généraux qui le connaissaient…

Ils le connaissaient tous, et tous en conservaient un souvenir flatteur : mauvaise tête, mais bon sabre, — or la moralité du sabre leur suffisait. Le chercheur de grosse épaulette avait mis son espoir en quatre protecteurs : Augereau et Masséna, Oudinot et Davout : il leur prodiguait donc ses visites.

A Rueil, dans le château qu’il habitait, parmi les statues, les tableaux, les meubles rares, les pièces d’orfèvrerie, Masséna était en ce moment malade, étendu sur une chaise longue, emmitouflé dans les flanelles : la goutte, l’abominable goutte ! Mais il la qualifiait d’écorchure à la jambe, car le « lion de Zurich » avait peur de paraître un « lion devenu vieux. » Il comptait bien reprendre la série de ses glorieuses et lucratives batailles, être encore et toujours le « Scipion de la République, » — moins pudibond, toutefois, que l’Africain, — et chevaucher par les villes conquises, escorté d’amazones, maîtresses caracolantes. Appréciant Donnadieu, Masséna voulut bien recevoir cet humble compagnon d’armes ; il lui promit monts et merveilles : apostilles, recommandations, lettres à Berthier, tout enfin, sauf une démarche personnelle auprès du Consul. Oh ! pour cela, jamais ! Depuis le siège de Gênes, il vivait en trop mauvais termes avec ce « cadet-là ! » Et la verve gouailleuse du Niçard s’était, suivant son habitude, épanchée en rageuses doléances… Le siège de Gênes ! Comme il en parlait avec amertume ! Sur quel ton indigné sa blague soldatesque rappelait ces « ratas » d’amidon, de chiens crevés, de chevaux morveux, de cuir de bottes qu’il avait fallu fricasser ! Le souvenir des inutiles tortures hantait obstinément sa mémoire. A quoi bon le martyre d’une armée entière ? Pourquoi tant de vaillans condamnés à la faim, au typhus, à la mort, puisqu’on s’était promis de ne pas les débloquer ? On, c’était Bonaparte, l’égoïste vainqueur de Marengo, le « petit grand homme » envieux des camarades, jalousant toute gloire. Pour perdre d’honneur « l’enfant chéri de la