Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 45.djvu/126

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes les garnisons françaises de la Lombardie : on y plaisantait sur son appétit formidable, la double portion qu’il exigeait à chaque repas, les lits d’hôtels toujours trop courts pour un pareil Goliath… Heureux d’une telle rencontre, le dragon emmena ce famélique au Caveau de l’Egalité. Là, dans les relens de la gargote, Bernard raconta sa triste aventure. Il en parlait souvent (les dossiers de police nous l’apprennent), et dégoisait avec jactance les douleurs de son bizarre martyre…

« Pardieu ! oui ; on l’avait emprisonné, à Milan, mais pour fait de conspiration ! L’histoire était, en vérité, curieuse : un amusant complot à l’italienne, avec réunions clandestines, mots de passe, gestes de reconnaissance, sermens prêtés sur un poignard. Per Bacco, stupendo ! Des avocats, des médecins, des professeurs avaient figuré dans l’affaire ; des Milanais, des Toscans, des Vénitiens, plusieurs Français aussi. Que voulaient tous ces conjurés ? Bernard ne le savait au juste. Affranchir l’Italie, l’unifier sous un dictateur, choisir pour leur Consul le général Brune ? Peut-être bien ! En tout cas, le superbe Marius devait commander la garde cisalpine. Mais Brune, au lieu d’agir, avait « saigné du nez, » trahi ses partisans, ordonné leur arrestation, fait lâchement coffrer son fidèle et dévoué Bernard ! Durant d’interminables mois, Marius avait humé l’air des cachots, : respiré toutes les puanteurs de la vieille rochetta de briques, le donjon des Sforza ! Que de souffrances, alors, pécaïre ! Plus de double ration, jamais de pain à volonté ; la fringale, la famine ! Dans sa détresse, il avait imploré son perfide bourreau : une supplique bien tapée : « O toi qui par le génie surpasses les autres humains autant que moi je les dépasse par la taille, tu me comprendras : j’ai faim. » Mais Brune, — un lettré pourtant, cet ancien typographe ! — n’avait pas compris. Conduit de prison en prison, de Milan à Fenestrelle, le captif s’était enfin évadé… Il habitait maintenant Paris, en compagnie de son épouse, car Bonaparte l’avait réformé, et sa police le laissait tranquille. Mais, bon Dieu, quelle vie ! Avec un traitement de réforme, se nourrir, s’habiller, offrir des nippes à sa bourgeoise ! Et quel palais, son logis de la rue de Seine : une des ladres maisons contiguës à la rue des Marais ; galetas, taudion, nid à vermine ! Tel était donc le salaire de ses neuf campagnes, la récompense de ses trois blessures !… Mais « patience, patience ! » tant de misères allaient bientôt finir ! »