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avec les autres, de s’entendre que de se battre ; et comme chacun des associés fait partie à la fois de plusieurs syndicats, il se rencontre toujours des amis empressés pour offrir leurs bons offices et apaiser les litiges.

Ne l’oublions pas toutefois, c’est en Orient que peuvent surgir des complications inattendues parce que, là seulement, en Europe, sont des terres vierges, des pays neufs qui n’ont pas encore reçu l’outillage économique moderne. Dans l’Europe occidentale et centrale, les guerres de conquête ou de suprématie étant pour le moment démodées, les nations ne gagnent rien les unes sur les autres ; c’est sur les marchés lointains que leur rivalité se manifeste ; mais l’Amérique est fermée, l’Asie Orientale n’accepte plus de tutelle, et l’Afrique, jusqu’ici, ne « rend » pas. Les nations européennes, rentrées chez elles, désabusées des entreprises lointaines, se tournent vers les débouchés et vers les « affaires » de l’Orient ottoman.

C’est en Orient aussi qu’intervient, dans la politique européenne, pour la compliquer et en changer le cours, un autre élément : depuis la Leytha et depuis Trieste jusqu’au Bosphore et même jusqu’à la Perse, se développent des peuples jeunes, des peuples en formation, dont la croissance n’est pas achevée et que travaille, à la manière d’un ferment, le principe des nationalités. Le monde musulman lui-même s’agite, et aspire à se transformer ; il ressent les premiers tressaillemens d’émotions, d’idées, de passions nouvelles : témoin les récens événemens de Perso, si bien analysés ici[1], le mouvement arabe en Syrie et dans l’Yémen, la propagande nationaliste en Égypte. De tout ce monde en travail, des événemens inattendus peuvent surgir ; mais, si rapide qu’elle nous paraisse parfois, l’évolution est lente ; nous ne voyons qu’une fermentation de surface qui ne pénètre que peu à peu la masse profonde de la pâte. Qui pourrait dire quand se produiront les crises décisives, si même toute la métamorphose ne s’accomplira point par de lentes et successives étapes ? La réponse à cette énigme dépend d’une autre énigme encore plus obscure : que feront les Turcs ? S’ils sont incapables de transformation et de progrès, comme quelques-uns le pensent, alors il se produira des crises violentes. Mais en sont-ils radicalement incapables ? Qui donc, après avoir vu ce

  1. Voyez la Revue du 1er avril.