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cheville ouvrière bien plus que Lesseps, il ne se souciait pas de prendre un portefeuille.

A quatre heures et demie, j’écrivis donc à l’Empereur : « Sire, pour en finir, voici ce que je vous propose : Affaires étrangères : Gramont ; Travaux publics : Plichon ; Instruction publique : Mège, Centre droit, président de la Commission du budget, vice-président de la Chambre. Si Votre Majesté approuve, j’apporterai les décrets à signer à six heures. » A six heures, je me rendis chez l’Empereur qui ne fit aucune observation et signa. J’écrivis alors à Mège, que je n’avais pas tenu au courant de mes démarches. Il arriva chez moi à onze heures du soir, tout bouleversé, me dire qu’il acceptait, et les décrets parurent le lendemain au Journal officiel.

Ces choix étaient excellens et défiaient la critique, non seulement parlementairement, mais encore en eux-mêmes. Plichon avait eu un bras fracassé à la chasse, et cela, joint à sa moustache hérissée, à ses cheveux en broussaille, à sa démarche décidée, lui donnait un air martial. Cet air n’était pas trompeur, car s’il était capable, laborieux, expérimenté, il était surtout vaillant. Depuis 1857, il avait lutté avec nous pour toutes les libertés, excepté pour celle des échanges dont il était l’ennemi acharné. Constamment il avait défendu le Pape et l’Eglise. Il n’avait pas d’éloquence, mais sa voix claire, aiguë, forçait l’attention et il exprimait ses opinions dans des termes appropriés, nets, énergiques et d’un accent de conviction qui inspirait le respect. Dans les relations personnelles, c’était l’homme le meilleur, le plus loyal, le plus rempli de bienveillance de cœur et auquel on pouvait le plus pleinement se fier. Mège, dans sa personne robuste comme dans sa parole, avait quelque chose de pesant, mais de cette pesanteur auvergnate sous laquelle on sent la souplesse de l’esprit, la finesse du jugement et qui, à l’occasion, sait s’allumer et devenir chaleureuse et impulsive. Il appartenait à cette partie de la majorité qui, en votant contre nous, dissimulait à peine ses vœux pour notre succès.

Chaque jour je comprenais mieux les inconvéniens d’un arrangement qui me donnait les responsabilités et le fardeau d’un premier ministre sans que j’en eusse l’autorité. Mes excellens collègues le pensaient comme moi et ils avaient décidé de faire une démarche auprès de l’Empereur, afin que, sans renoncer à son titre de président du Conseil, il me conférât celui de