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grecques. — Je l’ai remarqué certainement, reprit Daru, et l’on ne peut que se féliciter de cet ajournement à une époque lointaine de toute entreprise qui troublerait la paix ; mais je n’en ai pas moins deux réserves à faire sur le fond du discours. En premier lieu, je l’avouerai, j’ai peine à comprendre ce que deviennent les traités, s’il est permis au premier ministre d’une grande puissance de dire publiquement qu’à une époque quelconque, en dépit de toutes les conventions existantes, il prendra ce qui pourra lui convenir et ce qui ne lui appartient nullement : j’aime la paix, mais je regarde comme une condition essentielle de son maintien en Europe l’observation réciproque de la parole donnée. Tout l’ordre social repose sur ce principe qui est en même temps le fondement de l’indépendance des petits États : autrement, il n’y a plus que la force dans le monde, et entre les gouvernemens, il n’existe que des trêves momentanées, l’absorption des petits États dans les grands peut à chaque moment apporter la perturbation dans les conditions d’équilibre sur lesquelles repose la sécurité de tous. M. de Bismarck ne m’a pas paru suffisamment pénétré de cette vérité, si j’en juge par son langage. Ma seconde observation est plus délicate à formuler ; il faut réellement que je me dépouille de mon caractère de ministre des Affaires étrangères pour que je puisse vous la soumettre. Le parti national-libéral vous donne quelques embarras en Allemagne, et vous en donnera de plus grands de jour en jour, si, comme vous me l’assurez, M. de Bismarck veut la paix et abandonne aujourd’hui la pensée de réaliser les vœux politiques et les projets de ce parti. Est-il dès lors bien prudent de lui montrer, même dans un avenir éloigné, la satisfaction certaine de ses ambitions et de ses espérances ? Le langage de M. le chancelier fédéral n’a-t-il pas contribué puissamment, depuis 1866, à exciter les ardeurs de ce parti qu’il a peine à contenir aujourd’hui ? Je retrouve dans son dernier discours quelque chose de cette même tendance et, puisque vous me permettez de vous le dire, quand on crée des courans d’opinion dans un pays, quand on fait appel aux passions, on n’est pas toujours sûr de les diriger à son gré et de leur faire attendre la satisfaction qu’elles réclament ; on croit les dominer, elles vous dominent et vous entraînent. — C’est en effet, répondit Werther, une passion nationale en Allemagne que l’Unité. M. de Bismarck ne l’a pas créée ; il l’a trouvée déjà forte ; elle existe dans les esprits et