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nous offrent déjà, en germe, toute la critique religieuse du Dictionnaire philosophique. En présence de chacun de ces hommes, écrit M. Collins, « Voltaire nous apparaît constamment à genoux. » Et il n’y a pas un seul de ces hommes qui, d’une façon ou d’une autre, ne lui ait fait sentir sa méfiance ou son mépris, depuis Young lui disant, dans une spirituelle épigramme, qu’il « rappelle, à la fois, Milton lui-même et ses deux héros, le Péché et la Mort, » jusqu’à Congreve le priant, pour échapper à sa flagornerie, « de le considérer comme un gentleman, et non comme un auteur. » Mais lui, cependant, il n’y a pas un de ces hommes dont il ne mette à profit la fréquentation, soit qu’il leur emprunte des idées pour ses œuvres futures, ou simplement qu’il obtienne leur appui dans la prudente et ambitieuse campagne qu’il a entreprise, dès son arrivée à Londres, pour le succès matériel de sa Henriade.


Car s’il est infiniment probable que Voltaire, en sortant de la Bastille, s’est proposé de tirer parti de son séjour en Angleterre pour compléter son apprentissage d’écrivain, comme aussi pour se procurer, par n’importe quels moyens, la fortune qu’il jugeait indispensable au libre exercice de son talent, toute l’étude de M. Churton Collins nous révèle, d’autre part, que l’objet immédiat et principal de son séjour a été de lancer, dans le monde, le grand poème épique qu’il venait d’achever. C’est surtout cet objet que nous découvrons au fond de toutes ses lettres, de toutes ses visites, de tout ce que le professeur anglais appelle « l’écœurant déballage de ses complimens. » Et quel admirable procédé « de lancement » le poète imagine, lorsque, à la veille de la publication de sa Henriade, pendant l’hiver de 1727, il fait paraître, en langue anglaise, un petit volume contenant deux essais, l’un sur les Guerres civiles en France au temps de la Ligue, l’autre sur l’Histoire et les Règles du poème épique ! Raconter au public anglais les événemens historiques qu’il va « chanter » dans son poème, et lui exposer, sous prétexte de considérations de critique générale, les raisons qui rendent son poème supérieur à tous les autres ouvrages précédens du même genre, n’est-ce pas une invention vraiment merveilleuse, un des plus beaux coups de « réclame, » parmi tous ceux où Voltaire lui-même, et bien d’autres après lui, allaient exceller !

Et peut-être le trait le plus génial, dans cette manœuvre préparatoire à la Henriade, est-il encore d’avoir persuadé au public anglais que les deux essais avaient été écrits en anglais par l’auteur lui-même,