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et bien mal à propos. Mais vous ignorez donc à quel point la situation est tendue avec la Prusse, et qu’à la première incartade de M. de Bismarck, la guerre serait inévitable ! Nous faisons tout pour éviter cette extrémité, et de ce côté nous sommes en progrès. Tous les hommes éclairés de l’Allemagne sont convaincus que la politique du gouvernement français, c’est la paix. Le parti de la paix grandit tous les jours en Allemagne, même en Prusse. Est-ce le moment de soulever des questions irritantes, et d’armer le gouvernement prussien ? — Je ne pense pas l’armer, répliqua Mony en appelant la discussion et la lumière sur l’entreprise du Saint-Gothard. Depuis dix ans, à côté d’un ingénieur éminent qui a fait une étude approfondie du percement des Alpes, j’ai pu me former une opinion sérieuse sur ce sujet et sur les solutions françaises, italiennes et allemandes qu’il comporte. Il faut savoir comment ces solutions peuvent s’accommoder avec la neutralité suisse ; cela peut se discuter sans irritation. Cependant, monsieur le ministre, l’émotion où je vous vois ne peut me laisser indifférent. Si le gouvernement me demande de retirer mon interpellation, je la retirerai. »

Quelqu’un dit alors : « Si l’interpellation est retirée, je la reprendrai. » Maurice Richard se pencha à mon oreille et m’avertit que le retrait de l’interpellation, après l’émotion produite, serait d’un effet plus fâcheux que son développement. Je demandai à Mony de réfléchir. Nous décidâmes d’accepter l’interpellation, et je priai Mony d’être modéré. Il me le promit ; il tint parole en homme loyal. Son discours est l’exposé calme et sérieux d’une question d’affaires ; la partie politique relative à la neutralité suisse n’est pas moins mesurée que la partie économique[1]. Le gouvernement également se montra réservé, et Gramont, par son langage prudent, prouva qu’il n’avait pas été mis au ministère pour gâter les affaires en se précipitant sur le premier prétexte de guerre : « Pour nous, dit-il, la question n’est pas d’une nature tellement délicate qu’elle ne puisse se traiter publiquement, et, grâce à Dieu, je n’ai pas besoin d’avoir recours à des réticences mystérieuses : la neutralité de la Suisse est assurée, et son gouvernement a pris toutes les précautions nécessaires pour que la ligne du chemin de fer puisse être détruite si cette

  1. Ces détails sont confirmés par les notes intimes de M. Mony qu’il a eu l’obligeance de me communiquer.