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minuscule, qui est le Petit-Creux. Enfin, au bout d’une heure et demie, nous arrivâmes en face du Grand-Creux, — la plage classique d’Aulis selon toute vraisemblance. Le voilà donc, ce port fameux !...


Quelle gloire, Seigneur, quels triomphes égalent
Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent,
Tous ces mille vaisseaux, qui, chargés de vingt rois,
N’attendent que les vents pour partir sous vos lois ?


Ainsi me provoquai-je à l’enthousiasme ! Mais devant cette petite crique, en forme de fer à cheval évasé, je partageais les prosaïques inquiétudes des archéologues : Comment les « mille vaisseaux » des Achéens confédérés avaient-ils pu tenir dans cet espace restreint ? Mille barques de pêche y eussent été à l’étroit ! Acceptons, les yeux fermés, le mensonge poétique et ne discutons point : nous aurions mauvaise grâce. Essaierons-nous seulement de revoir, d’après Euripide, les tentes de l’armée qui s’alignaient là-bas, derrière la ligne des sables, — Protésilas et Palamède jouant aux échecs, — Achille en armes, courant sur le rivage ?... Mais tout cela est si lointain ! Mon imagination se refuse à l’effort ! L’univers, pour moi, se réduit, en ce moment, à la barque qui me porte, moi et mon Bædeker, et l’humanité, aux deux matelots qui sont assis à l’avant. Comme la mer est tout à fait calme, ils laissent aller l’embarcation, les rames au fil de l’eau, — et ils songent à allumer une pipe, à présent qu’ils se reposent... Ils n’ont plus de tabac, je leur offre des cigarettes ; cette politesse leur délie la langue : nous causons... Nous causons, comme nous pouvons, — moitié en grec moderne, moitié en italien, car ils ont navigué entre Corfou et Brindisi. Ils ont fréquenté Otrante, Messine, Naples... Naples, surtout, les a éblouis, par le bon marché de ses vins et de ses plaisirs :

Ah ! Signorel... Ci ha tante donne à Napoli !...

Et voici que je retrouve, en ces deux hommes, le type du routeur de Méditerranée, tel que je l’ai rencontré d’Oran à Beyrouth, de Marseille à Alexandrie : même structure corporelle, mêmes allures, mêmes jargons, mêmes cultes ! La déesse des ports, Vénus étoile de la mer, est leur commune, et, peut-être, leur unique adoration. Inutile de feuilleter Homère. Les hommes, qui sont là, tout près de moi, m’introduisent dans la société d’Ulysse et de ses compagnons. Le décor du monde antique a