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la tête ? Quelles sont les convoitises ambitieuses qui se cachent sous cette apparence flegmatique ? L’Empereur a certainement des visées. Lesquelles ? Que signifie l’attitude qu’il prend avec ses anciens adversaires ? Qu’attend-il de leur bon vouloir ? En tout cas, il noue avec eux les relations les plus étroites. Après avoir battu la Russie, il en fait son amie ; après avoir battu l’armée autrichienne, il entre en coquetterie marquée avec l’empereur d’Autriche. Au milieu de ces menées obscures dont la Reine s’efforce sans succès de pénétrer le sens, deux rayons de lumière viennent tout à coup frapper ses yeux : un avertissement du roi Léopold, qui croit que les Prussiens seront les premières victimes de la politique impériale française, une phrase où, à propos de l’annexion de la Savoie, l’Empereur parle des « frontières naturelles de la France. » Les frontières naturelles, voilà le grand mot lâché. La Reine comprend aussitôt que le Rhin est menacé, et comment n’en serait-elle pas émue ? Fille d’une Allemande, femme d’un Allemand, elle vient de marier sa fille aînée avec le prince royal de Prusse. Cette pensée ne la quittera plus. Elle veillera d’un œil inquiet sur ce que fait et sur ce que médite le gouvernement français.

De telles appréhensions conçues de si loin, en détachant complètement la Reine de son ancien allié, nous expliquent ce qui s’est passé en 1870. La politique étrangère de l’Angleterre était jusque-là bien formelle : maintenir à tout prix l’équilibre européen ; ne pas souffrir l’établissement en Europe d’une puissance prépondérante qui dominerait les autres. C’est pour cela que l’armée et la flotte britannique avaient fait résolument échec à la monarchie de Louis XIV et à l’Empire de Napoléon, tous deux trop absorbans. Les éclatantes victoires que les troupes françaises avaient remportées en Crimée et en Italie trompèrent la Reine sur notre force. Elle nous crut invincibles, elle nous vit déjà, comme elle l’indique dans une de ses lettres, vainqueurs de l’Allemagne, maîtres du Continent, menaçant l’Angleterre elle-même. Si l’Empereur continuait le cours de ses succès, le gouvernement anglais se trouverait un jour obligé, soit de lui obéir, soit de le combattre, avec de terribles désavantages. C’était ne voir qu’un côté de la question. Un autre danger pouvait naître et s’est produit, en effet, après la guerre de 1870 : la création au centre de l’Europe d’un État formidable, beaucoup plus peuplé et beaucoup plus menaçant pour l’équilibre européen