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de trente ans. À la duchesse Sophie : « (Saint-Cloud, 3 juillet 1695.) Je vis dans le grand monde absolument isolée ; je fraye avec peu de gens, et suis d’ordinaire complètement seule pendant cinq heures en été, et sept heures en hiver. »

Dans toutes ses correspondances, et quelle que soit la date, c’est la même antienne, avec plus ou moins de détails sur ses occupations. À M. de Harling : « (Marly, le 12 novembre 1711.) Je trouve toujours quelque chose à faire dans mon cabinet[1]. J’ai une assez belle suite de médailles d’or ; ma tante m’en a aussi donné d’argent et de bronze. J’ai deux ou trois cents pierres gravées antiques. J’ai beaucoup de gravures, que j’aime aussi beaucoup. Je lis volontiers. Le temps ne peut jamais me sembler long. »

Même à Trianon, elle parvenait à se cacher. À la duchesse Sophie : « (Trianon, le 21 juin 1705.) Après le dîner[2], je rentre immédiatement dans ma chambre. Je lis, j’écris, je bavarde avec mes dames, et l’après-midi passe. À six heures, je vais me promener jusqu’à sept heures et demie. Je reviens dans mon cabinet et, à dix heures moins le quart, je vais attendre le souper dans la galerie. Après le souper, vite dans ma chambre et au lit. »

Elle était déjà si bien entrée dans son rôle d’ours en 1693, lors de l’arrivée de Saint-Simon à la Cour, que ce dernier y fut trompé. Il crut que Madame avait toujours été la femme aigrie et sauvage qu’il avait sous les yeux, et qu’il a dépeinte dans une page merveilleuse[3]. C’est à propos de Saint-Cloud et de ce qui en faisait une maison de délices. « Et tout cela, poursuit Saint-Simon, sans aucun secours de Madame, qui dînait et soupait avec les dames et Monsieur, se promenait quelquefois en calèche avec quelques-unes, boudait souvent la compagnie, s’en faisait craindre par son humeur dure et farouche, et quelquefois par ses propos, et passait toute la journée dans un cabinet qu’elle s’était choisi, où les fenêtres étaient à plus de dix pieds de terre, à considérer les portraits des Palatins et d’autres princes allemands dont elle l’avait tapissé, et à écrire des volumes de lettres tous les jours de sa vie… Monsieur n’avait pu la ployer à une vie plus humaine et la laissait faire, et vivait honnêtement avec

  1. Les mots en italique sont en français dans l’original.
  2. On se rappelle que le diner était alors au milieu du jour. Le souper était à dix heures.
  3. Édition in-8o, VIII, 336.