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Telle fut l’existence, aux débuts si brillans, à la fin si tragique, que Gréard s’est complu à raconter. Il fait pénétrer dans les détails de cette existence, avec tout l’art d’un biographe, toute la finesse d’un psychologue, et toute la tendresse d’un ami. Nous avons déjà dit quelle étroite intimité s’était nouée à l’École normale entre Prevost-Paradol et celui qu’il appelait son cher Ottavio. La vie n’avait fait que resserrer les liens de cette intimité. Jamais Gréard n’a cessé de jouer auprès de Prevost-Paradol ce rôle de guide et de consolateur auquel l’équilibre de sa propre nature le rendait apte. C’est à Gréard que Prevost-Paradol, à peine débarqué, et « tout enveloppé de tristesse, » adressait de New-York l’avant-dernière lettre qu’il ait écrite ; et, dans cette lettre, il regrette de ne pas l’avoir auprès de lui, « avec son bon sens pénétrant, délicat et ferme, » pour le réconforter doucement, ainsi qu’il l’a fait tant de fois. C’est à Gréard, également, que sont adressées un grand nombre des lettres qui complètent le volume ; lettres admirables, dont les premières sont datées du collège, et où l’écolier se montre déjà un maître de la langue.

Grâce à ces lettres, à des journaux, à des notes inédites dont il a eu communication, Gréard a pu mettre en lumière un trait du caractère de son ami, que ne saisissait point l’observateur superficiel, mais qui n’échappait point à ceux dans l’intimité desquels il vivait : un penchant au découragement, à la tristesse, et à un détachement philosophique des choses qu’il semblait désirer le plus ardemment, trait qui, du reste, lui est commun avec tous les grands et nobles ambitieux, car ils ont le sentiment que rien sur terre ne remplira jamais la plénitude de leurs rêves, et que les satisfactions les plus complètes en apparence leur laisseront toujours la sensation du vide et du néant. A vingt ans, dans un journal intime, il exprimait déjà ce sentiment : « J’aborde le monde, écrivait-il, avec des mouvemens d’ambition que j’entretiens de mon mieux, car ils sont ma vie, et avec un fond d’indifférence qui, tôt ou tard, prendra le dessus. L’extrême lassitude que je porte en tout ressemble à la lâcheté. Mes travaux, mes actions, mes désirs, sont des voyages. L’indifférence est ma patrie. » Cependant, il voyageait souvent et n’habitait guère longtemps de suite cette patrie ; mais, quand il y revenait, il cherchait sincèrement à se persuader qu’il s’y plaisait : « Les raisons ne manquent pas au sage, écrivait-il