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Berwick avait cru d’abord que ce n’étaient là que « discours en l’air » lorsque, le 5 septembre, il reçut la visite du procureur Laurent qui lui communiqua une lettre singulière du père Arnaud dont le début était ainsi conçu : « J’ai pressenti le fromage que vous m’avez adressé. L’amy l’a reçu avec plaisir et il me paroist qu’il en fera sa provision s’il est sûr qu’on ne le fraudera pas et qu’on le lui vendra de la première main de l’ouvrier, sans altérations et sans détours. » Continuant la métaphore, le père Arnaud énumère dans cette lettre les diverses qualités que devait présenter le fromage ; après quoi, il cherchait quel pouvait être le meilleur intermédiaire de cette vente et il concluait ainsi : « Celuy au nom duquel vous avez envoyé la montre me paroist le plus propre parce que je sçay l’amy prévenu en sa faveur. Il s’agit donc de l’aller trouver où il sera, après vous estre abouché avec votre voisin qui connoist la meilleure qualité de fromage du pays et de faire un estat de tout ce qu’on en voudra vendre[1]. »

En même temps qu’il apportait cette lettre amphibologique, Laurent en donnait la traduction. L’ami, c’était le duc de Savoie ; le voisin, c’était le maréchal de camp Le Guerchois[2] qui commandait, sous les ordres de Berwick, dans la vallée de Barcelonnette ; celui en faveur de qui l’ami était prévenu, c’était Berwick lui-même ; enfin le fromage, c’étaient les territoires dont le duc de Savoie comptait demander la cession en échange de sa défection.

L’affaire prenant corps, Berwick crut devoir en référer à Versailles. « Je vous dépêche, monsieur, écrivait-il au ministre de la Guerre, un courrier pour vous prier de vouloir bien envoyer le paquet ci-joint à M. de Torcy. C’est au sujet de quelque espèce d’ouverture pour un traité avec M. le duc de Savoie. Vous trouverez icy copie de ma lettre à M. de Torcy[3]. » Le paquet à l’adresse de Torcy contenait la traduction de la lettre « au sens figuré » du père Arnaud et une lettre très courte par laquelle Berwick demandait des instructions.

  1. Affaires étrangères, Corresp. Turin, vol. 116.
  2. Dépôt de la Guerre, n° 2 249, Berwick à Voysin, 5 sept. 1710.
  3. Dépôt de la Guerre, n° 2 249, Berwick à Voysin, 5 sept. 1710.