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ne chantent point en mesure. Aussi bien, — ou plutôt aussi mal, — quelques solistes ont chanté comme les chœurs. M. Delmas, du moins, très noble, très généreux, très héroïque dans le rôle de Thésée, a chanté tout autrement.


Il a donc paru parmi nous, l’hôte farouche et superbe que depuis si longtemps appelaient nos vœux. Un livre opportun nous l’avait dernièrement annoncé[1]. Mais ce n’était rien. Il fallait entendre le monstre lui-même. Avec quelle émotion ne l’avons-nous pas entendu ! Pour le saluer et le définir, il suffirait de dire, ou de redire, ce que disait naguère l’introducteur éloquent et comme le prophète du roman russe, nous présentant un écrivain de même race et de même nature, Dostoïevsky : « Voici venir le Scythe, le vrai Scythe, qui va révolutionner toutes nos habitudes[2]. » Oui, nos habitudes non seulement nationales, mais empruntées et reçues ; non seulement les musiciens que nous sommes, mais ceux que l’Italie et l’Allemagne nous ont faits.

Élevée et comme nourrie par l’Italie au XVIIIe siècle, et même pendant un tiers environ du siècle suivant, la Russie, un beau jour, a fini par battre et renvoyer sa nourrice. Ensuite, avec la même énergie, elle a refusé de prendre une institutrice allemande. Du génie des Beethoven ou des Wagner, elle a bien voulu tout connaître, admirer tout, mais ne rien recevoir et ne rien imiter. Enfin, si les Russes sont de tous les peuples celui qui parle le mieux le français, ce n’est pas à la française qu’ils chantent.

Ainsi, l’on peut se demander, comme d’un messie nouveau, de ce génie musical russe qui vient à nous : « Qui racontera sa génération ? » elle est spontanée entre toutes. Cet idéal ne procède que de soi-même. « Où donc, interrogeait un poète de Russie parlant à ses compatriotes, où donc avez-vous pris ces chants ? Sont-ils tombés du ciel ? Sont-ils sortis de la forêt ? » Oui, de la forêt et du ciel de là-bas, dont ils sont la voix et la lumière pure.

En tout, je veux dire en chacun des élémens qui le composent, Boris Godounow apparaît comme un chef-d’œuvre sans précédent et sans pareil. Rien de cette musique-là ne ressemble à rien d’aucune autre musique. Le germe d’abord, ou le principe essentiel, la mélodie, en est absolument original. Boris Godounow ne contient peut-être

  1. Moussorgsky, par M. Calvocoressi, dans la collection des Maîtres de la musique, Paris, Félix Alcan.
  2. M. le vicomte E.-M. de Vogué.