Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 45.djvu/940

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chassé de la terre prussienne de Neuchâtel par l’hostilité des habitans, qu’avaient soulevés contre lui les intrigues de Voltaire et de ses anciens amis les Encyclopédistes, Rousseau avait d’abord songé à accepter l’hospitalité du roi de Prusse : mais il se sentait trop fatigué et malade pour pouvoir supporter la contrainte mondaine qu’un séjour auprès de Frédéric n’aurait pu manquer de lui imposer ; et ainsi, sur les instances répétées de Mme de Boufflers, il s’était enfin décidé à accueillir les offres de Hume, qui lui promettait de l’installer, en Angleterre, dans un coin parfaitement isolé et tranquille, où il aurait tout loisir de partager son temps entre ses chères promenades de botaniste et la rédaction de l’autobiographie qu’il avait résolu d’écrire, — pour défendre, au moins, sa mémoire contre les attaques calomnieuses de ses ennemis. Après un bref séjour à Paris, il s’est embarqué à Calais, le 12 janvier 1766, n’a voulu passer que quelques jours à Londres, et, faute de pouvoir trouver l’abri qu’il aurait souhaité dans le pays de Galles, a fini par se loger, avec sa compagne Thérèse et son chien, dans un village du comté de Derby, Wooton, où il a demeuré pendant plus d’un an, jusqu’au 1er mai 1767. Le 22 mai, n’était de retour en France, pour ne plus en sortir durant les neuf années qui lui restaient à vivre.


M. Churton Collins n’a pas assez d’éloges pour la générosité délicate de David Hume à l’endroit de Rousseau ; et la monstrueuse ingratitude de celui-ci envers son protecteur écossais est, même, l’un de ses principaux griefs contre lui. Mais l’éminent professeur de Manchester, qui affirme que le portrait de Rousseau par Wright de Derby « nous révèle un égoïste morbide et hystérique, et puis, ce qui est pire encore, un spécimen pitoyable de l’acolaste d’Aristote, » s’est bien gardé, tout d’abord, de reproduire, comme pendant à ce portrait, celui de David Hume. Je ne connais point, pour ma part, de figure plus caractéristique que celle du fameux historien et philosophe, ni moins propre à nous donner l’idée d’un « parfait gentleman, » modèle de bonté et de grandeur d’âme. Jamais physionomie humaine n’a plus certainement dénoncé l’égoïsme que ce lourd visage aux chairs pendantes, avec sa laideur plus « bovine » qu’humaine, et le regard, à la fois sensuel et sournois, de ses yeux immobiles. Qu’un tel homme se soit dévoué au service de Rousseau par pure charité, ceux-là seuls pourront le croire qui ne connaissent ni son portrait, ni la traduction et le commentaire fidèles que nous en donnent aussi bien ses propres lettres que le témoignage de ses contemporains.