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de cette soirée mérite, au reste, d’être cité tout entier, ne serait-ce que pour fournir un exemple de l’animosité continue, et, quelque peu comique, du professeur anglais à l’égard de Jean-Jacques :


Lorsque le moment fut venu de se rendre au théâtre, Rousseau déclara qu’il avait changé d’avis, et resterait dans sa chambre. Car il expliqua qu’il n’y avait personne pour veiller sur son chien (Thérèse étant encore restée à Paris), et que la bête risquerait de s’enfuir, si, par hasard, on ouvrait la porte. « Alors, lui dit Hume, vous n’avez qu’à fermer la porte, et à mettre la clef dans votre poche ! » Et ainsi fut fait : mais, comme ils descendaient l’escalier, le chien, laissé seul, se mit à aboyer : sur quoi Rousseau remonta précipitamment les marches, en disant qu’il n’avait point le courage d’abandonner son compagnon dans une telle détresse. Hume eut beaucoup de peine à lui expliquer que, la famille royale s’attendant à le voir, et Mme Garrick ayant refusé la loge à d’autres personnes pour la lui réserver, ce serait trop absurde de les désappointer sans autre raison que le souci de la mauvaise humeur d’un chien. Il est même fort probable que la courtoisie envers M. et Mme Garrick aura eu plus de poids, pour décider l’excentrique personnage, que le désir de satisfaire la curiosité royale[1]. En arrivant au théâtre, Rousseau trouva la salle encombrée d’une foule qui n’était venue là que pour l’apercevoir. Le hasard voulut qu’il entrât dans sa loge à l’instant même où le Roi et la Reine entraient dans la leur ; et l’on put observer que, durant toute la représentation, l’auguste couple fit beaucoup plus d’attention à lui qu’aux acteurs... De cette scène, et de la sensation produite à Londres par Rousseau, un témoignage exact nous a été conservé dans une lettre de lady Sarah Bunbury à lady Suzanne O’Brien, datée du 5 février 1766 :

« En fait de nouvelles, on ne parle que de M. Rousseau ; mais tout ce que j’ai pu apprendre de lui, c’est qu’il porte une pelisse et un bonnet fourré, qu’il est allé au théâtre, et a absolument désiré être placé de manière à voir le Roi, — ce qui, comme le dit Mrs Greville, est une pauvreté indigne d’un philosophe. Sa manière de s’habiller me semble, aussi, bien sottement extravagante ; et s’il est vrai, comme le disent les journaux, qu’il a ri et pleuré sans comprendre un mot de la pièce, voilà qui, à mon humble avis, est également bien ridicule !... Il ne voit que peu de personnes ; et l’on dit qu’il va aller vivre dans une ferme du pays de Galles, où il ne verra rien que des montagnes et des chèvres sauvages, — autre pauvreté ! »


A quoi M. Churton Collins ajoute, immédiatement, et en guise de conclusion, cette phrase, à peine moins surprenante que la lettre susdite de lady Bunbury : « La vanité est toujours méprisable, et souvent ridicule ; mais il était réservé à Rousseau de la rendre grotesque et dégoûtante. » Le professeur anglais se figure-t-il donc, oubliant

  1. Ne dirait-on pas que M. Collins en est, à la fois, étonné et scandalisé ?