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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/194

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dégoûté de ce qu’il fait, il devient incapable de se reprendre. Le voilà bientôt à la dérive, entraîné par un courant qu’il ne peut plus remonter. Il ne s’appartient plus ; il est perdu pour son art.

Qu’on le croie, il ne s’agit pas ici de vaines déclamations, mais bien de faits positifs, puisque les exemples de tant de carrières manquées abondent autour de nous. Combien ont ainsi gâché leur vie, les dons qu’ils avaient reçus, et se sont laissé envahir par des préoccupations malsaines, destructrices de tout travail sérieux et suivi ! Et cependant, notre époque n’est pas plus déshéritée que d’autres ; les hommes n’y naissent pas moins intelligens, moins doués par la nature. Beaucoup avaient le droit de viser plus haut, qui se sont arrêtés à mi-chemin, pour ne s’être pas retirés à temps de cette société fiévreuse, haletante, qui a fait avorter tant de vocations pleines de promesses à leurs débuts. Pour n’avoir pas su résister aux tentations de toute sorte qui venaient les assaillir, ils ont succombé, sans comprendre que la conduite de la vie est aussi un art, le premier de tous, celui dont on n’enfreint pas impunément les règles.

Est-ce à dire que l’artiste doive rester en dehors de son temps et de son pays, pour se complaire dans un stérile égoïsme ? Nous sommes loin de le penser et nous ne saurions oublier qu’à côté de son art et dans cet art même il a des devoirs à remplir ; vis-à-vis de ses confrères, en particulier, car s’il arrive à une situation éminente, il doit les soutenir, les guider par ses conseils, les assister au besoin par un légitime emploi de l’influence qu’il a conquise, et il se doit à lui-même de développer en lui tous les nobles sentimens qui peuvent ouvrir son âme et son esprit. Dans une existence bien ordonnée, on trouve du temps pour tout. A côté du travail, la famille, les amitiés, la lecture, les voyages, toutes les distractions que peuvent procurer les autres arts doivent aussi avoir leur part. Toutes ces satisfactions élevées ont leur prix, toutes peuvent profitera l’artiste : ni la richesse, ni les honneurs ne sauraient les remplacer.


EMILE MICHEL.