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l’éducation et l’hérédité peuvent les influencer à leur insu. Cette vérité, encore peu contestée aujourd’hui, mais devenue importune à plusieurs esprits, était évidente aux yeux de Pascal, comme de Descartes, comme de Montaigne, et personne, même parmi les athées, n’en doutait de leur temps. Tout récemment, un petit livre de philosophie écrit avec une belle sincérité vient de lui rendre un témoignage nouveau : c’est le curieux volume du professeur Le Dantec, athée, sur l’athéisme. La plupart des conservateurs religieux s’en tiennent, d’ailleurs, à cette seule considération, d’ordre tout politique et utilitaire.

Beaucoup plus intéressant, le passage du sujet à l’objet est aussi bien plus difficile. De ce que la religion est bonne et fait du bien, il ne s’ensuit pas, dit la raison, que l’objet de la religion soit réel. C’est vrai. Il n’y a point là de nécessité logique. La raison ne voit rien qui la force à une telle conclusion. Mais de ce que cette nécessité ne s’impose pas obligatoirement à l’esprit, il ne s’ensuit pas non plus que l’objet de la religion n’est qu’une chimère. Il faut et il suffit qu’il puisse être réel. Dans le célèbre article où Brunetière a dénoncé avec tant de vigueur et de rigueur « la fâcheuse équivoque[1], » j’admire cette pensée bien droite et bien juste : « La piété ne crée pas son objet ; elle le crée si peu qu’on peut dire qu’en matière de religion le problème de tous les problèmes est de savoir si l’objet de la piété existe en dehors d’elle. » Oui, le voilà, le grand et unique problème, et tout ce qu’il nous est possible de répondre, c’est que l’objet de la piété existe en dehors d’elle… peut-être ; mais nous ne le percevons point par les yeux de l’esprit, non plus que par les yeux du corps ; il appartient à un autre « ordre » de connaissance, — pour reprendre la langue de Pascal, — et c’est un autre organe qui peut le découvrir.

Dans sa préface au beau livre de William James sur l’Expérience religieuse[2], M. Boutroux, professeur de philosophie à la Sorbonne, avant d’écrire son propre ouvrage, Science et Religion dans la philosophie contemporaine, avait dit que « Religion et Science sont deux clefs dont nous disposons pour ouvrir les trésors de l’univers. Et pourquoi le monde ne se composerait-il pas de sphères de réalités distinctes mais interférentes, si bien que nous ne pourrions, nous, l’appréhender qu’en usant

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1903.
  2. Traduit en français par M. Frank Abauzit (Alcan).