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mauvaises, par cette influence des imbéciles sur les gens d’esprit, presque aussi grande que celle des gens d’esprit sur les imbéciles.

Ces derniers ont la sécurité du nombre ; l’élite craint de prendre pour vérités ses propres goûts, puisque nos goûts ballottés entre ces deux causes d’erreur : l’attrait ou la répugnance de la nouveauté, nous font refuser ou prodiguer tour à tour à la nouveauté des qualités ou des défauts qui s’y trouvent et que nous n’y voyons pas. De même qu’il y a des gens capables de « réussir, » qui ne sont pas capables d’autre chose, il se voit des livres capables de se vendre, mais non de mériter le succès.

Si les historiens de la littérature, au lieu de suivre la route jalonnée par les œuvres que la postérité admire, adoptaient sur chaque auteur les jugemens de ses contemporains, ce seraient souvent de tout autres œuvres qu’ils auraient à étudier. « En fait de livres, disait Voltaire, le public est composé de 40 à 50 personnes si le livre est sérieux, de 400 à 500 lorsqu’il est plaisant, et d’environ 1 100 à 1200 s’il s’agit d’une pièce de théâtre. » Il est vrai que les réputations littéraires ne se font pas au suffrage universel, que c’est un privilège où la démocratie ne peut pas mordre, où l’élite est souveraine et juge d’ailleurs lentement, le scrutin secret où votent un à un les esprits supérieurs qui sacrent les renommées ne se dépouillant que fort tard. Cependant la vogue passagère d’une forme attire par les perspectives du gain autant que par le prestige du succès ; car, si le public qui juge ne juge pas tout de suite, le public qui paie, paie tout de suite.


II

La distinction fondamentale entre le salaire des gens de lettres aujourd’hui et autrefois consiste en ceci : que les auteurs jusqu’au XVIIIe siècle ne vivaient pas du produit direct de leurs œuvres, puisque les œuvres imprimées ne rapportaient à peu près rien ; ils vivaient de l’estime que l’on en faisait, parce que l’estime se monnayait, depuis la Renaissance, non plus seulement en cadeaux des puissans, mais en pensions et bénéfices ecclésiastiques. Il n’était pas besoin qu’un livre se vendît beaucoup pour être lucratif, il suffisait qu’il fût très apprécié. Cela ne veut pas dire que les auteurs dont on fit le plus de cas aient été les meilleurs de leur temps, mais seulement que le profit de